Aborder l'histoire du syndicalisme français au sortir de la guerre, c'est se heurter à une triple difficulté : il s'agit d'un mouvement contemporain sur lequel chacun a ses préjugés, la documentation est rare et la guerre a causé des bouleversements dont on peine à prendre la mesure. Cette histoire prend place dans une évolution internationale, mais il s'agit ici de rendre compte de l¿originalité du cas français. Elle ne tient pas d'abord à l'existence, face au capitalisme, de deux adversaires distincts, le socialisme et le syndicalisme, car cette dualité existe ailleurs qu'en France. Mais il y a en France quelque chose d'irréductible dans l'opposition entre syndicalisme et socialisme. Cette irréductibilité tient à la condition même du prolétariat ouvrier, à son expérience de l'histoire, à ses formes d'organisation et à ses pratiques d'action. Les divergences d'opinions qui opposaient, au sein de la première Internationale, les marxistes et les bakouninistes, eux-mêmes héritiers de Proudhon, puis, dans les premiers congrès ouvriers français, les guesdistes aux militants libertaires, anti-étatistes et anti-politiciens, sont les mêmes qui, avant 1914, séparent le mouvement syndicaliste révolutionnaire du mouvement socialiste parlementaire. La solidarité de classe de la condition ouvrière fonde le syndicat ; la solidarité du groupement d'opinion, sociologiquement hétérogène, fonde le parti. Le parti s'attaque par le suffrage majoritaire à la conquête du pouvoir ; le syndicalisme, lui, ne compte que sur l'action directe de la minorité consciente, qui n'est pas forcément violente et qui profite à la majorité. Le clivage entre révolutionnaires et réformistes passe à l'intérieur des deux institutions et n'est pas le clivage majeur. Il faut d'ailleurs distinguer entre une révolution socialiste qui suppose assuré le contrôle de l'État et une révolution syndicaliste qui part d'en bas, de l'autonomie de l'organisation ouvrière. Dans la crise générale qui fait suite à la guerre, le mouvement ouvrier français semble hésitant. La guerre a causé autant de désillusion que d'espérance. Les conquêtes obtenues par la voie législative prouvent surtout la capacité de l'État bourgeois à lâcher du lest pour obtenir la production et la stabilité nécessaires. Le syndicalisme français est travaillé par les débats d'interprétation de la révolution russe, mais à la fin de la guerre, la CGT s'est orientée décidément vers la tactique réformiste. Le bolchevisme est un mythe, au sens de Georges Sorel, et à supposer que l¿on sache vraiment ce qui se fait en Russie, cela ne peut être transféré dans la société française.
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