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Photo de Adrian Sulyok sur Unsplash
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Moins, mais mieux. Réinventer le travail avec André Gorz

Connu pour sa critique du productivisme capitaliste et de ses effets écologiques, André Gorz l’est moins pour sa réflexion sur le travail. Son œuvre permet pourtant d’articuler la réforme de nos modes de production en vue de la satisfaction durable des besoins sociaux, à la possibilité pour les travailleurs de maîtriser leur temps de travail et de vie.

Héritier de Sartre et de Marx, le philosophe André Gorz nous lègue une œuvre double. Sous ce pseudonyme1, il publie d’abord des essais marxistes qui théorisent l’aliénation dans la société de production et de consommation de masse, ainsi que des perspectives stratégiques d’émancipation autour du contrôle ouvrier2. En parallèle, sous le pseudonyme de Michel Bosquet, il participe à la fondation du Nouvel Observateur en 1964. En tant que journaliste, il y diffuse son écologie politique anticapitaliste, fondée sur des principes libertaires et humanistes. Il y défend également une autogestion des besoins contre l’imposition d’un mode de vie par les pouvoirs capitaliste et technocratique. La critique du contenu et du volume de la production capitaliste le conduit à un projet de décroissance de la production sociale, selon une rationalité écologique qui la limiterait au suffisant : moins, mais mieux. Cette sobriété collective choisie lui semble encore étrangère au mouvement socialiste de l’époque. C’est pourquoi Gorz interroge ensuite l’actualité du mouvement révolutionnaire porté par le prolétariat, entendu seulement comme classe ouvrière, et conceptualise alors un « néoprolétariat postindustriel » dont les revendications en matière de qualité de vie ne se réduisent pas à l’amélioration des conditions de travail3. Il défend enfin l’autogestion du temps de travail comme la condition d’une existence antiproductiviste, qui peut développer des activités et expériences en dehors de la rationalité économique4.

Ces idées, théorisées il y a plusieurs décennies, sont aujourd’hui au cœur du débat public, dans un contexte où le travail est interrogé à travers le prisme du bonheur et du sens5 et où l’urgence écologique impose de repenser nos systèmes philosophiques. Nous voulons ainsi montrer l’actualité de la philosophie d’André Gorz et sa fécondité pour penser les problèmes sociaux et écologiques posés par l’organisation de l’emploi, ainsi que les perspectives permettant de réadapter la production sociale aux besoins et au suffisant.

La décroissance

Par-delà la tradition marxiste, qui concentre sa critique du capitalisme sur les conditions de travail pour dénoncer l’aliénation (les travailleurs sont dépossédés de la maîtrise et des résultats de leur activité) et l’exploitation (leur travail n’est pas rémunéré à sa juste valeur, captée pour les profits), Gorz s’attaque au contenu de la production.

Dès La Morale de l’histoire, Gorz critique la logique productiviste illimitée du capitalisme, qui vise la croissance de la production comme une fin en soi. La production est destinée à augmenter perpétuellement et de plus en plus vite afin de garantir un certain taux de profit. Pour ce faire, elle est organisée de manière à stimuler sans cesse sa consommation future, par le gaspillage, la publicité, le marketing ou diverses formes d’obsolescence qui en dégradent la qualité et la valeur d’usage. Le constat de Gorz est sans appel : la production capitaliste vise à maximiser ses profits plutôt qu’à satisfaire durablement les besoins sociaux. Une production socialiste pourrait au contraire mieux les satisfaire, avec beaucoup moins de ressources consommées et des produits de meilleure qualité.

Ce choix de décroissance de la production est ensuite fondé sur une analyse des conséquences écologiques du capitalisme. Dès les années 1960, dans ses articles, Gorz-Bosquet alerte sur les effets sanitaires et climatiques de la pollution atmosphérique, sur la finitude des ressources productives (énergies fossiles ou métaux) que le capitalisme présuppose illimitées ou encore sur les problèmes causés par l’industrialisation de la production agricole, comme la dépendance aux intrants industriels et la baisse des rendements consécutive à la détérioration des sols. Gorz prend conscience du coût écologique de chaque production : elle détruit irrémédiablement des ressources matérielles, énergétiques et humaines, use des infrastructures et engendre des déchets ou d’autres phénomènes à traiter par un surcroît de travail humain6.

En dévoilant les limites matérielles de la production, l’écologie contredit l’objectif de croissance infinie : elle est donc nécessairement anticapitaliste. Gorz remarque que le capitalisme n’intègre pas ces contraintes matérielles et ses ponctions dans les écosystèmes tant qu’elles ne sont pas évaluées monétairement, quantifiées et attribuées à un niveau de la chaîne de valeur. Mais le capitalisme peut tenter, temporairement, de s’y adapter, pour maintenir son taux de profit en augmentant le prix des marchandises ou en délocalisant les industries nocives dans les pays pauvres. En parallèle, l’État peut profiter de l’urgence écologique pour renforcer son pouvoir, en créant des institutions et contraintes gérées par des experts au lieu de développer une écologie démocratique.

En outre, la perspective d’une décroissance écologique de la production se heurte au conservatisme de l’emploi. Dans la société salariale, où l’emploi conditionne le partage des ressources économiques et des droits sociaux, celui-ci devient aussi fétichisé socialement. Au niveau individuel, avoir un emploi devient la fin qui détermine les parcours scolaires et les choix de vie, tandis qu’au niveau collectif, le chômage est le mal du siècle, contre lequel il faut lutter en créant à tout prix des emplois, quelles qu’en soient les finalités et les conditions d’exercice. L’emploi devient une fin en soi : un contrat précaire vaut mieux que rien.

Gorz critique alors l’idéologie du travail qui en fait l’activité humaine par excellence pour justifier l’existence de n’importe quel emploi et l’acceptation en l’état du marché capitaliste. En raison du ralentissement de la croissance économique, de la désindustrialisation progressive à partir des années 1970 et de l’émergence d’un chômage structurel, les gouvernements voient dans la « société de services » le moyen de créer des emplois non délocalisables, alors qu’elle pourrait être celui de réduire radicalement la production et le temps de travail de tous. C’est pourquoi Gorz s’oppose à ces « emplois de serviteurs » (livraisons ou ménages), consommés par les plus aisés qui ont les moyens d’acheter le temps des travailleurs les plus précaires plutôt que de faire leurs tâches domestiques eux-mêmes.

Le conservatisme de l’emploi se traduit aujourd’hui par la défense du maintien de productions ou de services à utilité mineure (les livraisons de repas à domicile), polluants (l’aviation), voire nuisibles (la publicité) pour préserver les emplois qu’ils impliquent. Or tous les emplois actuels ne sont pas nécessairement bienvenus dans une société écologiste. Si la transition écologique est amenée à créer certains emplois (dans la réparation, le recyclage, l’apprentissage de savoir-faire quotidiens, l’agriculture paysanne, le soin ou les mobilités douces), elle implique aussi de se passer des emplois actuels au service d’une production capitaliste, qui ont des conséquences collectives.

L’autogestion des besoins

L’apport original de Gorz est de soumettre le contenu et le volume de la production aux besoins sociaux. Alors que le bloc de l’Est a copié pour partie la production capitaliste de l’Ouest, notamment l’automobile individuelle, Gorz envisage de façon radicalement différente la production écosocialiste. Elle serait organisée selon des critères écologistes de durabilité et d’économie des ressources, ainsi que des valeurs socialistes de partage des ressources et d’égalisation des conditions de vie.

Une telle perspective implique d’interroger l’actualité de nos besoins et d’imaginer comment les satisfaire autrement que par les marchandises et les outils du capitalisme : quels sont les besoins prioritaires et les moyens les plus économes en ressources pour les satisfaire ? Quels sont nos réels besoins de transports et comment les satisfaire autrement que par l’avion ou l’automobile individuelle ? Quels sont nos besoins alimentaires et comment les satisfaire autrement que par l’alimentation industrielle carnée et mondialisée ? Il ne s’agit pas de « verdir » la production actuelle, mais de la transformer, en la réduisant à ce que, collectivement, nous trouvons suffisant pour bien vivre.

Pour en déterminer les modalités, Gorz préfère une délibération collective et démocratique à une planification centralisée et technocratique, telle que l’ont mise en place les pays du bloc de l’Est. Les populations, connaissant leur situation et leurs ressources locales, sont les plus à même de connaître leurs besoins et les moyens pour les satisfaire efficacement : c’est une forme d’autogestion des besoins qui réunit producteurs, consommateurs, usagers et habitants, que Gorz envisage après avoir théorisé le contrôle ouvrier de la production. Cette organisation collective de la subsistance était encore au cœur des communautés paysannes et a été précisément mise à mal par le capitalisme industriel, avec l’exode rural et la marchandisation de la satisfaction des besoins7.

Pour Gorz, une « nébuleuse écologique » et populaire revendique de satisfaire ses besoins en dehors du marché et des institutions, ce pour quoi elle s’oppose aux projets capitalistes et technocratiques qui accaparent les ressources (eau, terrains, énergies) et imposent ensuite certaines conditions d’usage. À ses yeux, l’écologie politique est intrinsèquement autogestionnaire : elle revendique de reprendre du pouvoir sur ses conditions de vie. Elle ne cherche pas tant à déléguer le pouvoir aux partis politiques et aux institutions représentatives qu’à créer des espaces et moyens d’actions par lesquels chacun puisse directement exercer du pouvoir.

La sobriété

Gorz prône une réelle sobriété de la production et de la consommation, pour atteindre la sobriété énergétique et matérielle. Il présuppose que la faculté de modérer ses efforts pour les adapter à ce qui semble suffisant est une constante anthropologique, qu’illustre l’éthique antique. C’est le capitalisme qui impose, à l’inverse, l’illimitation des efforts et des désirs. En redonnant à chacun les moyens de réfléchir et d’agir selon ce qui lui semble suffisant, on pourrait élaborer les conditions d’une sobriété collective.

La production réalisée par le travail humain est alors envisagée sous sa finalité instrumentale : le travail est une activité de production collective pour satisfaire des besoins sociaux avec des ressources collectives. Moyen au service d’une fin, le travail peut être intentionnellement limité si les besoins, les ressources et les efforts de production le sont aussi.

Il faut également réfléchir aux outils de production utilisés. En discussion avec Ivan Illich, qui considère des outils conviviaux en remplacement de la méga-machine industrielle8, Gorz cherche ces techniques qui favorisent l’autonomie. Il s’oppose ainsi au programme électronucléaire, dès les années 1970, pour des raisons techniques mais surtout politiques : l’énergie nucléaire implique une gestion centralisée et autoritaire des investissements, de la production, de la distribution, du contrôle et de la maintenance. À l’inverse, les énergies renouvelables peuvent être gérées, produites, distribuées et consommées localement. Au lieu de produire de l’électricité pour alimenter les outils de la société industrielle (four, réfrigérateur et chauffage électriques), elles peuvent directement servir à cuire, refroidir et chauffer. Ces low tech sont plus facilement manipulables et réparables, ce pour quoi elles augmentent l’autonomie de l’usager au lieu de le rendre dépendant d’infrastructures techniques ou énergétiques.

La décroissance de la production et de la consommation permettrait d’améliorer les conditions de travail, mais aussi de réduire massivement le temps de travail.

Gorz remet aussi en question nos modes d’habitat, de transport, d’éducation ou de soin : la civilisation de l’automobile individuelle éloigne les travailleurs des lieux de vie, de travail et de consommation, tandis que l’école capitaliste spécialise les enfants selon les besoins de main-d’œuvre, et la médecine curative tente de compenser des maladies de civilisation sans en soigner les causes. Il défend à l’inverse une école qui diffuserait des savoirs vernaculaires, fondés et nourris par l’expérience populaire, pour apprendre à utiliser des outils conviviaux, maîtrisables et à l’échelle humaine, et satisfaire une diversité de besoins de façon autonome, en réduisant la spécialisation professionnelle.

La décroissance de la production et de la consommation permettrait d’améliorer les conditions de travail, libérées d’un productivisme stressant, mais aussi de réduire massivement le temps de travail. L’effet serait à la fois écologique (réduction de la destruction de ressources), mais aussi social et politique, en laissant à chacun les moyens d’exister en dehors de sa fonction économique de producteur-consommateur, pour s’investir dans les activités de son choix, qu’elles soient sociales, politiques, familiales, culturelles, ou tout simplement inutiles, désintéressées et gratuites, et cela sans rendre de comptes à un employeur ou à l’État. Ce temps libre redonnerait aussi du pouvoir à la société civile face à la concentration du pouvoir politique et économique.

Mais comment faire advenir de telles perspectives, en théorie et en pratique, alors que nous baignons dans la culture capitaliste du « toujours plus » au moindre coût, qui privilégie les intérêts de court terme ? Après l’autogestion du travail et des besoins, Gorz défend l’autogestion du temps de vie pour s’extraire des rythmes du productivisme. La révolution politique appelle une révolution existentielle.

L’autogestion du temps

Seul un autre rapport au temps peut transformer durablement les individus et leur permettre d’envisager, d’imaginer et de désirer une société décroissante écologiste. Le capitalisme impose ses normes par ses rythmes, aussi bien de production que de consommation : habitués à travailler toujours plus vite et plus intensément, les travailleurs pressés désirent consommer de la même manière, en satisfaisant leurs besoins et désirs le plus rapidement possible au moindre coût, y compris pendant les temps de pause ou de vacances, illusoirement considérés comme « libres ». L’immédiateté de la consommation a pourtant un coût écologique important, notamment en raison des infrastructures logistiques de transport et de stockage qu’elle implique.

À partir des années 1980, Gorz étudie la façon dont le capitalisme domine nos temps de vie et l’organisation temporelle de notre existence : il élabore alors une critique existentialiste du temps de travail qui dévoile ses conséquences aliénantes sur l’existence des sujets. Il montre comment l’emploi a été imposé à temps plein pour la classe ouvrière, contre les pratiques antérieures de travail intermittent et discontinu, ainsi que de pluriactivité, qui témoignaient de pratiques d’usages flexibles du temps de travail9. Le temps de travail était choisi en fonction des besoins de revenus, selon les périodes de l’année, la conjoncture économique et le choix entre diverses activités de production. Les travailleurs ont été dépossédés de l’usage autonome de leur temps de travail, pour être soumis aux cadences de la production et de la consommation industrielles. William Beveridge, initiateur des politiques contre le chômage puis fondateur de la protection sociale en Grande-Bretagne, considère ainsi que les progrès du marché du travail et de la production sont contrariés par les travailleurs intermittents qui refusent une discipline horaire rigoureuse. Comme l’écrit John Smith au xviiie siècle, « les pauvres ne travailleront jamais un plus grand nombre d’heures qu’il n’en faut pour se nourrir et subvenir à leurs débauches hebdomadaires10 ». Dès lors, Beveridge suggère de les forcer à travailler à temps plein pour qu’ils travaillent « assez » : il demande alors au bureau de placement, qui distribue le travail, de rejeter « celui qui veut travailler une fois la semaine et rester au lit le reste du temps » ou « celui qui veut trouver un emploi précaire de temps en temps »11.

À la suite de l’économiste suédois Gunnar Adler-Karlsson, Gorz explique alors la croissance économique des Trente Glorieuses par l’emploi à temps plein, qui dispose les travailleurs éreintés à la consommation en masse de marchandises, puisqu’ils sont dépossédés de temps et d’outils pour satisfaire leurs besoins autrement. Plus le temps consacré au travail s’élève, plus la tendance à consommer des biens et services marchands augmente. En effet, d’une part, la consommation de marchandises « prêtes à consommer » augmente, en volume et en qualité, par manque de temps et d’énergie pour produire soi-même de quoi satisfaire les besoins ; d’autre part, cette consommation augmente en conséquence de la journée de travail, pour compenser ses frustrations ou se féliciter de ses efforts. La dépossession du choix des cadences par le salariat empêche aussi les travailleurs de les adapter selon leur expérience vécue au travail, ce qui a des conséquences considérables sur leur santé physique et mentale.

Gorz théorise alors l’autogestion du temps, de travail et de vie, comme une condition d’autonomie du sujet et de sa lutte contre les rythmes du capitalisme. Il s’agit de pouvoir décider de ses propres rythmes et emplois du temps de travail, à court terme mais aussi à l’échelle d’une vie. C’est pourquoi Gorz envisage l’annualisation du temps de travail et ses discontinuités sur toute une vie par des temps de formation, de pause et de congés. Il demande : « Si nous pouvions ajuster notre temps de travail aux besoins que nous ressentons réellement, combien d’heures travaillerions-nous12 ?  » Gérer soi-même son temps de travail permet d’interroger ses besoins en ressources économiques. En s’appuyant sur des sondages de l’époque, Gorz estime que les travailleurs préféreraient réduire leur temps de travail pour regagner en autonomie existentielle, en se demandant à quelles tâches ils ont envie de dédier du temps. Ils pourraient alors, à leur guise, réaliser certaines tâches quotidiennes et domestiques que les rythmes du capitalisme les ont contraints à déléguer (alimentation, bricolage ou garde d’enfants).

Puisque la rationalité économique s’impose, dans le capitalisme, avec l’illimitation des efforts et des besoins, réduire le temps consacré aux efforts et à la satisfaction des besoins est un moyen de borner la rationalité économique et de diminuer le recours à la production-consommation, ce qui permet en retour de réduire le temps de travail de tous. Dégager du temps en dehors de la rationalité économique, où le sujet n’est plus seulement l’instrument du projet d’autrui ou d’un projet utilitaire, lui permet de reprendre du pouvoir sur son existence : il peut mener des activités selon ses intérêts et valeurs, indépendamment de leur productivité. Ces pratiques sont jugées révolutionnaires parce qu’elles ne peuvent être satisfaites par le capitalisme. Ce faisant, l’autogestion du temps nourrit l’autonomie des sujets et les rend plus critiques vis-à-vis de toutes leurs conditions de vie, y compris au travail, ce qui nourrit en retour les luttes d’émancipation au travail.

Chez Gorz, l’autogestion du temps est une dimension du projet d’une société de culture, qui libère du temps de la rationalité économique pour dégager des ressources pour d’autres activités, qu’elles soient sociales et associatives ou non utilitaires et désintéressées. Elle dépasse l’organisation capitaliste des loisirs parce qu’elle donne réellement au sujet les moyens de réaliser les projets auxquels il accorde du sens – et non seulement ceux qui sont compatibles, en temps de pause, avec les rythmes du capitalisme.

L’organisation de la coexistence de ces modes de vie, des rapports au temps et des activités différentes est un enjeu crucial pour une société démocratique qui se veut pluraliste, permettant à différents projets et valeurs de coexister : prendre du temps pour élever des enfants, développer des projets artistiques et associatifs, ou consacrer tout son temps à son entreprise. La protection sociale actuelle, fondée sur la norme de l’emploi à vie et à temps plein, ne permet pas de tels aménagements. C’est pourquoi Gorz réfléchit d’abord à décorréler le partage des richesses de l’emploi à plein temps, puis de la quantité de travail fournie, en garantissant un revenu indépendant à tous les travailleurs. Il envisage enfin le revenu universel comme un moyen de partager entre tous une richesse produite collectivement et d’assurer à chacun les conditions matérielles de son existence, tout en permettant la coexistence d’une pluralité de projets et de rapports au travail.

Si cette position est aujourd’hui débattue à gauche, c’est parce qu’elle est perçue comme remplaçant les luttes d’émancipation au travail. Or Gorz pense aussi le revenu universel comme un outil de ces luttes : il émanciperait les individus de la contrainte de se vendre à tout prix sur le marché du travail et leur permettrait de refuser certains emplois pour négocier leurs conditions de travail. L’assurance chômage joue en partie ce rôle, ce pour quoi elle est actuellement mise à mal. En donnant l’occasion de vivre des expériences d’autonomie en dehors du travail, dans d’autres temporalités et d’autres activités, le revenu universel transforme subjectivement les individus : il les rend plus exigeants vis-à-vis de leurs conditions de travail, ce qui peut les transformer en retour.


Travailler moins est donc un horizon désirable pour Gorz d’après ses valeurs et son projet écosocialistes, qui associent la critique sociale du capitalisme, à partir des conditions et rapports de production, et sa critique écologique, qui alerte sur les transformations de l’écosystème.

Ce qu’il n’anticipe pas encore, c’est que cet objectif peut être aujourd’hui perçu comme une nécessité dans le contexte de la crise climatique, qui est avant tout une crise sanitaire, comme le défend l’Organisation mondiale de la santé13 : ce sont d’abord nos conditions matérielles d’existence, notamment la capacité de nos corps à se reposer, qui sont affectées par la multiplication des fortes chaleurs et des canicules. Un être humain né en 2020 n’aura pas les mêmes conditions de repos et de travail qu’un être humain né en 1970. Pourtant, les répercussions des conditions climatiques sur les conditions de travail sont encore peu intégrées dans les réflexions collectives – y compris des politiques publiques – sur l’organisation concrète du travail.

On ne peut présupposer que le travail humain continuera de se réaliser à l’identique – encore moins envisager de l’augmenter et de l’intensifier. Réduire notre recours au travail vivant par une production sobre semble d’autant plus nécessaire que nous ne savons pas, empiriquement, comment nous travaillerons, physiquement, d’ici vingt ou cinquante ans, dans un climat à + 2 ou + 4 degrés.

  • 1. Gerhart Hirsch, né en 1923, devient Gerhart Horst en 1930, suite au changement de nom et à la conversion de son père au catholicisme. Voir Willy Gianinazzi, André Gorz. Une vie, Paris, La Découverte, 2016.
  • 2. Voir les ouvrages d’André Gorz : La Morale de l’histoire, Paris, Seuil, 1959 ; Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Paris, Seuil, 1964 ; Réforme et révolution, Paris, Seuil, 1969 ; Le Socialisme difficile, Paris, Seuil, 1967.
  • 3. Voir A. Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, Paris, Galilée, 1980 et Les Chemins du Paradis. L’agonie du Capital, Paris, Galilée, 1983.
  • 4. Voir A. Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens. Critique de la raison économique, Paris, Galilée, coll. « Débats », 1988 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2004) et Capitalisme, socialisme, écologie. Désorientations, orientations, Paris, Galilée, coll. « Débats », 1991.
  • 5. Voir Thomas Coutrot et Coralie Perez, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2022.
  • 6. Gorz s’appuie notamment sur les recherches de l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen et du biologiste Barry Commoner. Voir Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie, trad. et présenté par Jacques Grinevald et Ivo Rens, Lausanne, Pierre-Marcel Favre, 1979 (rééd. Sang de la Terre, 2006). Voir également Barry Commoner, Quelle terre laisserons-nous à nos enfants ? [1966], trad. par Chantal de Richemont, préface de Claude Delamare Deboutteville, Paris, Seuil, coll. « Science ouverte », 1969 ; L’Encerclement. Problèmes de survie en milieu terrestre [1971], trad. par Guy Durand, Paris, Seuil, coll. « Science ouverte », 1972 ; La Pauvreté du pouvoir. L’énergie et la crise économique [1976], trad. par Jacqueline Bernard, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Économie en liberté », 1980. Il s’appuie également sur deux rapports : Edward Goldsmith et Robert Allen, avec la collaboration de Michael Allaby, John Davoll et Sam Lawrence, A Blueprint for Survival (The Ecologist, vol. 2, no 1, janvier 1972) ; et Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens III, Les Limites à la croissance (dans un monde fini), trad. par Jacques Delaunay, préface de Robert Lattes, précédé de Halte à la croissance ? Enquête sur le Club de Rome, par Janine Delaunay, Paris, Fayard, 1972 (rééd. Rue de l’échiquier, 2022).
  • 7. Voir Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, Paris, La Découverte, coll. « L’Horizon des possibles », 2021.
  • 8. Ivan Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973 (rééd. « Points Essais », 2014).
  • 9. Gorz s’appuie notamment sur Christian Topalov, Naissance du chômeur. 1880-1910, Paris, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 1994.
  • 10. John Smith, “Memoirs of Wool” [1747], cité par Stephen A. Marglin, « Origines et fonctions de la parcellisation des tâches. À quoi servent les patrons ? », dans A. Gorz (sous la dir. de), Critique de la division du travail, Paris, Seuil, coll. « Points », 1973, p. 71.
  • 11. William H. Beveridge, Royal Commission on the Poor Laws and Relief of Distress: Relating to the Subject of Unemployment [1917], cité par Andrée Kartchevsky et Muriel Maillefert, « Joan Robinson et la politique de l’emploi, d’hier à aujourd’hui », Innovations, vol. 14, no 2, 2001, p. 127.
  • 12. A. Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie, op. cit., p. 170.
  • 13. Voir aussi Éloi Laurent, Économie pour le xxie siècle. Manuel des transitions justes, Paris, La Découverte, coll. « Grands repères manuels », 2023, chapitre x : « La transition vers la pleine santé ».

Céline Marty

Philosophe, doctorante à l’université de Franche-Comté, elle a notamment publié Travailler moins pour vivre mieux. Guide pour une philosophie antiproductiviste (Dunod, 2021).

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Le travail fut le grand absent du débat sur les retraites, alors que le désir de travailler autrement était au cœur du refus de cette réforme. Si le travail reste une dimension essentielle de la vie sociale, ses réalités se sont diversifiées et fragmentées au point qu’on ne sait plus en débattre. Trop souvent rabattu sur la notion d’emploi, il est pourtant traversé de clivages et d’aspirations, que ce dossier coordonné par Anne Dujin veut contribuer à expliciter. À lire aussi dans ce numéro : Crise écologique : inutile de se soulever ? ; Le prix des migrants ; Est-il impossible d’être un intellectuel juif ? ; Constantin Sigov et la dignité humaine ; Droits et devoirs dans l’ordre républicain ; L’heure de Cristina Campo.