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Photo Jérémy Barande / Intervention de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale - Entretiens Enseignants-Entreprises 2017 à l’École polytechnique
Photo Jérémy Barande / Intervention de Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Éducation nationale - Entretiens Enseignants-Entreprises 2017 à l'École polytechnique
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La casuistique au service de la laïcité

Si l’on en croit les enquêtes d’opinion, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, est apprécié par les Français (mais non par les enseignants). Son mélange de traditionalisme (retour de la dictée, du latin…) et de modernité (confiance faite aux sciences cognitives), de souplesse et de fermeté, semble plaire. En attendant un jugement plus global, nous mettrions volontiers aussi dans la colonne du positif son vade-mecum pratique sur la laïcité à l’école. Cet outil n’est pas totalement nouveau : le «  Livret Laïcité  » de Najat Vallaud-Belkacem (en décembre 2016) avait la même ambition, mais en plus court : 32 pages contre plus de 80 pour le vade-mecum, qui semble soucieux de n’oublier aucune des situations conflictuelles qui ont pu se produire ces vingt dernières années et pourraient encore se produire à l’avenir. Il s’agit de donner pour chaque atteinte à la laïcité, chaque contestation ou situation litigieuse, une réponse – et une réponse univoque, qui ne donne pas lieu à interprétation.

Toute équivoque doit être levée, en effet, y compris sur le sens des mots. Ainsi du mot « dialogue »: il est précisé qu’en aucun cas ce ne sera un échange entre égaux, mais un effort pour expliquer à l’élève (et aux parents) les règles de l’école et les convaincre de leur justesse. Dès l’introduction, le vade-mecum indique que les dispositions prévues par la loi ne sont pas négociables et que les élèves (voire les parents) qui s’y opposent ou les rejettent s’exposent à des sanctions: « Ce dialogue n’est pas une négociation et ne saurait justifier une dérogation à la loi. » La menace de sanctions, pouvant aller jusqu’à l’exclusion d’un élève qui « persiste et signe », tranche par rapport au «  Livret Laïcité  » de Najat Vallaud-­Belkacem, qui s’en tenait à la « fermeté chaque fois que cela est nécessaire ». Rappelons qu’en 2004, au moment de la loi Ferry sur l’interdiction des « signes ostensibles » à l’école, on avançait la crainte que des élèves filles préfèrent déserter l’école plutôt que de renoncer au voile ou au foulard. Cette crainte, ou ce scrupule, n’existe apparemment plus[1].

Les « fiches ressources » couvrent sans doute l’essentiel du spectre des incidents possibles. On se contentera ici de quelques situations typiques, qui montrent à la fois l’intérêt des fiches, leur méthode de travail et les questions qu’elles laissent ouvertes.

Que dit, par exemple, le vade-mecum de l’affichage de la visibilité religieuse dans l’école ? La fiche 3 donne une liste rapide des signes ostensibles qui, dans diverses religions, signalent « par leur nature même » une « appartenance religieuse » : « le voile dit islamique, quel que soit le nom qu’on lui donne, la kippa, le turban sikh, le bindi hindou ou une croix de dimension manifestement excessive ». Autre, et plus compliqué, est le cas des signes en soi non religieux (bandana, jupe longue portée en permanence sur un pantalon…), mais dissimulant en fait une appartenance religieuse que confirme tout un comportement. Personne ne doit être dupe de ces ruses : elles sont inacceptables et peuvent aussi entraîner, si elles ne cessent pas, une exclusion[2]. Il est rappelé aussi aux petits malins que la loi de 2004 s’applique lors des sorties scolaires, des examens ou de toute activité hors école placée sous la responsabilité des établissements publics, alors que cette disposition ne s’applique pas aux élèves de l’enseignement privé qui viennent concourir ou passer des examens dans des locaux de l’enseignement public[3]. En revanche, la loi, dit et redit le vade-mecum, « n’interdit pas les signes discrets » – clin d’œil à ceux qui voudraient saisir cette perche et rappel « discret » que la laïcité française reste « libérale ».

Pas moins de dix pages sont consacrées à « la remise en cause des programmes d’enseignement » – sans doute, dans la période actuelle, le principal lieu des crispations. Les contestations de ces dernières décennies ont concerné de très nombreux enseignements et pratiques scolaires : « L’histoire des génocides, l’histoire des religions, l’origine de la vie, la théorie de l’évolution, l’éducation à la sexualité, l’égalité filles-garçons, l’enseignement du fait religieux en histoire des arts, l’éducation musicale, les arts plastiques, le système solaire en sciences de la vie et de la terre », sans oublier la participation et la tenue à adopter lors des classes de sport, dans les piscines,  etc. Le rappel à la loi se veut très ferme ici : « Les élèves n’ont pas le droit de s’opposer à un enseignement en raison de leurs convictions religieuses. » Les fiches exposent longuement, exemples à l’appui, les stratégies et les attitudes à adopter, après avoir rappelé le principe des enseignements scolaires : « Fondé sur la rationalité et sur l’expérience raisonnée, l’enseignement distingue les savoirs et les croyances. Par son impartialité et son objectivité, il protège la liberté de conscience des élèves et leur apprend que les certitudes se construisent. »

Pourtant, malgré le souci de clarté, de pédagogie, d’exhaustivité dans l’explication, on peut se demander si, dans la conjoncture actuelle, le compte y est, par exemple en matière de sciences de la vie et de la terre, dont il est simplement dit : « L’enseignement transmet un savoir scientifique incontestable, des connaissances argumentées, démontrées, vérifiées. Les croyances, elles, font l’objet d’un sentiment de vérité, mais ne sont pas démontrables. » Sans le dire tout en le disant, le vade-mecum reconnaît que savoir et foi peuvent s’opposer frontalement, à propos de la création du monde par exemple, de la notion de miracle, de l’intervention de «  Dieu  » dans l’histoire. Mais, sans mettre en cause la bonne foi des rédacteurs, la formulation du vade-mecum est peut-être sujette à caution : elle laisse entendre qu’il n’y a pas de savoir dans la croyance (et pas de croyance dans la science), et elle ne dit pas qu’une foi (en «  Dieu  » ou autre chose) reste légitime, ou encore qu’on est dans des régimes de vérité différents. Seul ce qui est « démontrable » aurait-il droit de cité ? Eût-ce été vraiment trop dire par rapport au sacro-saint principe de neutralité laïque ?

Le vade-mecum veut ignorer la récente dérive fondamentaliste dans les religions.

À propos de l’« éducation » (sic) à la sexualité, le vade-mecum est d’une discrétion de sioux en se contentant de dire qu’elle « peut aborder des questions de santé publique (grossesses précoces non désirées, infections sexuellement transmissibles); la construction des relations entre les filles et les garçons et la promotion d’une culture de l’égalité; des problématiques relatives… à la lutte contre les préjugés sexistes ou homophobes ». Parler (sans jugement de valeur) de grossesses précoces et d’infections sexuelles, c’est parler de relations sexuelles assez libres, de contraception et d’interruption volontaire de grossesse – c’est-à-dire précisément de ce qui est condamné par des croyants qui ne veulent pas entendre parler non plus de « la théorie du genre ». Évoquer des « préjugés sexistes ou homophobes », c’est déjà une interprétation de certains refus ou de certaines convictions de ces croyants, qui ne se déterminent qu’en fonction de la loi de Dieu. Autrement dit, le vade-­mecum veut ignorer la récente dérive fondamentaliste et éthiquement antilibérale dans les religions. Ce sont ces croyants-là qui créent le problème, pas les élèves. Le non-dit dans ces fiches est que la contestation sur ces sujets vient avant tout de ces parents-là – catholiques, protestants et juifs, et pas seulement musulmans. Or les parents, justement, ne sont cités qu’en passant.

En soulignant ce point, il ne s’agit pas de mettre en cause le vade-mecum, qui applique au fond l’article 1 de la loi de 1905 : « La République garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » Le « ci-après » renvoie au titre V, «  La police des cultes  », qui parle (pour son époque) de ce dont s’occupe aujourd’hui le vade-mecum Blanquer, à savoir le règlement des processions, des sonneries de cloche, de l’enseignement religieux dans les écoles publiques en dehors des heures de classe et des sanctions contre tous ceux qui portent atteinte à la liberté de culte. Le vade-mecum reprend le flambeau, pour l’école publique aujourd’hui, de cette herméneutique, voire de cette casuistique, qui consiste à confronter la théorie et le terrain, les principes généraux et/ou les cas similaires (la jurisprudence) d’un côté et les cas particuliers et concrets de l’autre. Mais cette confrontation ne peut faire totalement l’impasse sur les apories et les heurts créés par la nouvelle situation religieuse, avec sa nouvelle visibilité (qui est l’envers de sa faiblesse réelle) recherchée dans l’espace public, ses ignorances multiples de l’histoire, ses affirmations fondamentalistes et identitaires, ses confusions entre raison et foi, son incapacité à distinguer entre savoir et croyance, ses refus des évolutions sociétales (en matière de genre, de sexe, de mœurs…), sans oublier les pratiques spécifiques de la tradition musulmane. Notons que le ramadan n’est pas nommé, sinon sous l’euphémisme « jeûne prolongé lié à l’exercice d’un culte ». Le jeûne à l’école étant difficile à interdire (et, déjà, à repérer), il est néanmoins rappelé qu’il ne saurait dispenser d’activité sportive et, aux parents des élèves qui jeûnent, les risques pour la santé de l’abstention de nourriture et de boisson.

Assuré de son bon droit, loin des batailles sur la «  vraie laïcité  » républicaine qui occupe les idéologues de tous bords, le vade-mecum appelle à dialoguer, sans relâche mais «  sans rien lâcher  », avec ceux qui ne comprennent plus le sens et l’intérêt de la séparation entre l’Église et l’État[4]. Et cette bataille, car c’en est une, ne doit pas être menée par un enseignant seul, mais par tout l’établissement, directions, enseignants et inspecteurs de l’administration réunis.

 

[1] - Sans doute à raison. Aucun bilan n’a jamais été fait à propos des filles qui auraient refusé de venir au collège ou au lycée après la loi Ferry. Celle-ci a réglé le problème du voile à l’école, mais n’a pas empêché son expansion chez les femmes musulmanes – qui l’ont aussi de plus en plus revendiqué comme une décision personnelle, non exigée par les parents, le mari ou le frère.

[2] - Le ministre estime qu’un procureur de la République, qui avait réintégré une lycéenne exclue dans ces conditions, a eu tort. Ce cas, ainsi que l’attitude à adopter, est longuement commenté dans le vade-mecum.

[3] - Cette liberté laissée aux élèves du privé lors des examens est conforme au caractère « libéral » de la loi de 1905 et de la laïcité française. Mais est-il judicieux de mélanger en cette occasion les élèves des deux enseignements ? Tous doivent respecter les règles de l’organisation générale des examens, mais certains sont exemptés de la loi sur les signes ostensibles…

[4] - Pour les autres points du « vade-mecum -Blanquer », voir le texte complet sur eduscol.education.fr.

 

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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