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Avec sa récente décision dans l’affaire Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan[1], la Cour suprême du Canada étend la protection constitutionnelle de la liberté d’association prévue par l’alinéa 2 d) de la Charte canadienne des droits et libertés[2] à l’exercice de la grève[3]. En établissant « qu’un processus véritable de négociation collective exige que les salariés puissent cesser collectivement le travail aux fins de la détermination de leurs conditions de travail[4] », cet arrêt aura, à n’en point douter, des conséquences sur les législateurs fédéral et provinciaux, dont l’action en matière de rapports collectifs du travail a, comme l’ont récemment montré Judy Fudge et Eric Tucker[5], surtout visé à encadrer et à limiter cette liberté et, de façon plus générale, l’autonomie collective[6] des acteurs économiques dans les régimes juridiques qui se sont succédé depuis l’entrée du Canada dans l’ère industrielle.

Si le droit des rapports collectifs du travail constitue bel et bien un droit social en faveur des travailleurs et de leurs organisations collectives, surtout depuis l’adoption, au Canada, de lois du travail[7] inspirées de le National Labor Relations Act américain[8], il est facile, en ces temps consensuels, d’en oublier une composante essentielle : le rétablissement et la préservation de la paix industrielle. Au Québec, cet aspect pacificateur est particulièrement évident dans le régime de rapports collectifs prévu par la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’oeuvre dans l’industrie de la construction (Loi R-20)[9]. Ce régime d’exception au Code du travail[10] a fait l’objet, lors de son adoption en 1968, d’une rare unanimité politique[11], traduisant la grande préoccupation du législateur à l’égard de la conflictualité, patronale-syndicale mais aussi intersyndicale, dans un secteur d’activité névralgique de l’économie québécoise[12].

Le présent article porte sur les différentes facettes de l’encadrement juridique des conflits collectifs du travail dans l’industrie québécoise de la construction, plus spécifiquement sur les conflits d’intérêts, ou différends, entendus au sens de « conflits découlant de la volonté des parties à la négociation collective d’introduire, de modifier ou de supprimer une ou plusieurs dispositions dans une convention collective de travail[13] ». Nous tenterons d’y démontrer que cet encadrement est, à plusieurs égards, beaucoup plus contraignant que celui prévu dans le régime général de rapports collectifs contenu dans le Code du travail, et que ce niveau de contrainte soulève des questions, notamment quant au recours, par le législateur, à des mesures législatives extraordinaires pour mettre fin à des conflits de travail. Pour ce faire, nous proposerons d’abord une description et une analyse des dispositifs visant à encadrer le recours à la grève et au lock-out dans ce secteur (1), pour ensuite nous pencher sur les lois spéciales adoptées par le législateur pour mettre fin à certains conflits de travail (2), et, enfin, présenter deux facteurs explicatifs du traitement particulier réservé à l’industrie de la construction en matière de rapports collectifs du travail, lesquels devraient être appréciés lors d’un éventuel contrôle constitutionnel des lois spéciales de retour au travail visant ce secteur (3). Nous conclurons par une réflexion sur l’avenir du règlement des conflits d’intérêts dans la construction québécoise, à la lumière de l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour.

1 Les conditions du recours à la grève ou au lock-out dans l’industrie de la construction

Après avoir présenté sommairement les principales coordonnées du régime particulier de rapports collectifs applicable à l’industrie québécoise de la construction, nous nous pencherons sur le mécanisme de règlement autonome des conflits d’intérêts qu’il prévoit (1.1) et discuterons de l’effectivité de ce dernier, à la lumière de caractéristiques propres au secteur (1.2).

1.1 L’encadrement des conflits d’intérêts par la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’oeuvre dans l’industrie de la construction

La Loi R-20 institue un régime de rapports collectifs du travail unique[14]. Celui-ci se démarque particulièrement du paysage nord-américain en établissant une négociation collective sectorielle, la représentation collective obligatoire de tous les salariés[15] et employeurs qu’il vise, ainsi que l’application d’une partie des conditions de travail négociées par un organisme quasi paritaire, la Commission de la construction du Québec (CCQ).

Dans le cadre de ce régime, la négociation collective se déroule à deux paliers. La plupart des conditions de travail sont négociées tous les quatre ans par les associations représentatives des salariés[16] et l’une des trois associations patronales représentant les employeurs de chacun des quatre secteurs définis par la loi[17]. D’autres conditions de travail, dont la portée est plus générale (ex. : régime syndical, régimes complémentaires d’avantages sociaux), sont négociées pour l’ensemble des milieux de travail visés par la Loi R-20[18]. C’est l’Association des entrepreneurs en construction du Québec (AECQ) qui agit à titre d’agent patronal à ce palier[19].

Tout comme dans le régime prévu par le Code du travail, dont les règles encadrant le processus de négociation sont inspirées, deux avenues s’offrent aux parties lorsqu’elles souhaitent dénouer une impasse découlant d’un conflit d’intérêts (un « différend » au sens de la loi[20]) : la recherche d’un règlement autonome, à l’aide des moyens de pression économique que constituent la grève et le lock-out, ou le recours à l’adjudication, sous la forme d’un tribunal d’arbitrage. C’est à la première de ces avenues que nous consacrerons les lignes qui suivent.

1.1.1 Les fondements des libertés et des droits de grève et de lock-out dans l’industrie de la construction

Afin d’apprécier le contrôle exercé par l’État sur l’exercice des moyens de pression dans l’industrie de la construction, il semble utile, suivant Brian Langille[21], de recourir à la distinction classique entre « liberté » et « droit ». Le titulaire d’une liberté (qui peut aussi être qualifiée de « privilège » ou de « licence ») dispose d’une simple immunité quant à toute action de l’État pouvant lui être opposée (il est donc libre de faire ou de ne pas faire une chose), alors que le titulaire d’un droit bénéficie d’une obligation équivalente imposée à un vis-à-vis — un « devoir » — de faire ou de s’abstenir de faire quelque chose[22]. La Loi R-20 agit à la fois sur les libertés et les droits de grève et de lock-out, mais seule la liberté de grève bénéficie formellement de la protection constitutionnelle de l’alinéa 2 d) de la Charte canadienne, d’où l’importance de la distinction proposée.

Les libertés de grève et de lock-out ne tirent pas leur source du droit des rapports collectifs du travail mais plutôt du droit commun. Du côté syndical, l’adoption, en 1872, d’amendements au Code criminel[23] par le Parlement fédéral a pour effet de rendre licites certaines pratiques syndicales, dont la grève, alors que, du côté patronal, la liberté de recourir au lock-out trouve vraisemblablement son fondement dans le droit de propriété prévu, dès 1866, dans le Code civil du Bas Canada et, depuis 1991, dans le Code civil du Québec[24]. Comme les autres régimes de rapports collectifs, la Loi R-20 ne crée donc pas ces libertés. Elle impose toutefois des limitations à celles-ci, en contrepartie des droits de grève et de lock-out qu’elle établit ou contribue à établir.

Le droit de grève des salariés de la construction découle de l’article 60 de la Loi R-20. Ce dernier prévoit, comme l’article 110 du Code du travail, que nul « ne cesse d’être un salarié pour l’unique raison qu’il a cessé de travailler par suite de grève ou lock-out[25] ». En protégeant ainsi les salariés-grévistes contre la rupture de leur lien d’emploi, le législateur a imposé aux employeurs un devoir de maintien du lien d’emploi, à moins d’avoir une autre cause juste et suffisante d’y mettre fin, ce qui fait de l’exercice de la grève un véritable droit[26]. La protection offerte aux salariés de la construction est toutefois plus modeste que celle contenue dans le Code du travail, que l’article 110.1, sans équivalent dans la Loi R-20, assure et rend opérationnelle grâce à la procédure de règlement des griefs. Comme nous le verrons plus loin, cette absence est susceptible d’entraîner de lourdes conséquences.

La situation du droit au lock-out est différente en raison de la pluralité des sources dont il découle. D’une part, l’article 60 de la Loi R-20 garantit, comme en cas de grève, la continuité de la relation d’emploi durant l’arrêt de travail. D’autre part, cette continuité assure celle des obligations imposées aux salariés concernés par le contrat de travail et les règles applicables du Code civil du Québec[27].

1.1.2 Les contraintes imposées à l’exercice de la grève et du lock-out

Le texte de la Loi R-20 établit donc un droit de grève et de lock-out pour les parties à la négociation collective, mais il prévoit surtout, comme nous le verrons, des contraintes au recours à ces armes économiques. Ces contraintes peuvent être regroupées selon qu’elles servent à éviter ou à retarder le déclenchement de conflits collectifs du travail, ou encore à endiguer ces derniers. Aux fins du présent exposé, nous tenterons, lorsque cela sera possible, de comparer les dispositifs inclus dans la Loi R-20 avec ceux du régime général du Code du travail.

1.1.2.1 Les mesures d’évitement et de retardement

De façon générale, les mesures d’évitement ou de retardement visent à poser des obstacles ou des passages obligés sur le chemin menant au déclenchement de la grève ou du lock-out et, ce faisant, à offrir aux parties à la négociation du temps et des ressources pour parvenir à une entente sans affrontement.

La Loi R-20 impose aux parties une médiation préalable à toute grève et à tout lock-out[28], une mesure retirée du régime général québécois en 1978[29]. Cette intervention d’un tiers aidant, distincte de la conciliation prévue dans la loi[30], ne peut débuter que 60 jours avant l’expiration de la convention collective venant à échéance[31]. Le médiateur dispose alors de 60 jours pour aider les parties à conclure une entente et son mandat peut être prolongé pour 30 jours, avec l’accord du ministre du Travail[32]. Au terme de la médiation, les parties se voient imposer une « période de répit » (cooling off period) de 21 jours au cours de laquelle elles ne peuvent déclencher de grève ou de lock-out[33]. Une telle mesure n’existe pas dans le Code du travail.

À l’intervention préalable d’un tiers aidant s’ajoutent plusieurs formalités qui, bien qu’ayant aussi d’autres fins, sont de nature à repousser ou à complexifier le déclenchement d’un arrêt de travail. Il en est ainsi de l’obligation faite aux associations de tenir un vote au scrutin secret pour l’autorisation de la grève[34] ou du lock-out[35] par les salariés ou les employeurs concernés. Pour que son déclenchement soit considéré comme légal, une grève doit avoir obtenu l’appui d’une majorité des membres votants d’au moins trois des cinq associations représentatives reconnues dont la représentativité combinée est supérieure à 50 %[36]. De plus, un arrêt de travail doit impérativement faire l’objet d’un avis au ministre du Travail, aux autres parties et à la CCQ[37], et viser, au minimum, l’ensemble des salariés et des employeurs d’un secteur d’activité[38]. Le recours à des grèves partielles, tournantes ou ciblées est donc illégal.

En plus de ce qui précède, une autre disposition de la Loi R-20 est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur le déclenchement d’une grève, ou sur sa prolongation. Le sixième alinéa de l’article 48 prévoit en effet que la rétroactivité du dépôt d’une convention collective ne peut remonter à une date antérieure à celle de sa signature[39]. Ainsi, contrairement aux syndiqués d’autres secteurs, les salariés de la construction ne peuvent bénéficier des augmentations salariales négociées pour la période allant du déclenchement d’une grève ou d’un lock-out à la signature de la nouvelle convention collective.

1.1.2.2 Les mesures d’endiguement

Les mesures d’endiguement, quant à elles, visent les périodes pendant lesquelles les parties peuvent recourir aux armes économiques de la grève et du lock-out ainsi que l’étendue des matières en regard desquelles un différend peut être réglé par de tels moyens.

D’abord, la Loi R-20 va plus loin que le Code du travail dans l’encadrement des périodes de manifestation légale de la conflictualité puisque, en plus d’interdire le recours à la grève ou au lock-out durant la vie de la convention collective[40], elle fixe la date précise à laquelle les conventions collectives sectorielles viennent à échéance[41] et, par là, les périodes au cours desquelles les parties peuvent recourir légalement à la grève ou au lock-out. Le recours à l’arbitrage de différends met fin à ces périodes[42].

Ensuite, en ce qui a trait à l’éventail des enjeux pouvant être la source d’un différend donnant lieu à une grève ou à un lock-out, la Loi R-20 ne se contente pas, contrairement au Code du travail, d’établir que « [l]a convention collective peut contenir toute disposition relative aux conditions de travail qui n’est pas contraire à l’ordre public ni prohibée par la loi[43] » ; elle balise le champ du négociable en énumérant un ensemble de matières obligatoires, permises et interdites[44]. De plus, il y est précisé que les matières devant être communes aux quatre conventions collectives sectorielles ne peuvent faire l’objet d’une grève ou d’un lock-out[45]. Des enjeux tels que les régimes complémentaires d’avantages sociaux doivent donc être négociés sur un mode coopératif, car les parties ne disposent pas, du moins formellement, d’autres moyens que la persuasion réciproque pour dénouer une impasse de façon autonome[46].

Lorsque l’on considère l’ensemble des mesures d’évitement ou de retardement et d’endiguement, l’encadrement des moyens de pression par la Loi R-20 se révèle beaucoup plus restrictif que celui prévu dans le régime général de rapports collectifs contenu dans le Code du travail. Mais qu’en est-il des mesures visant à dissuader les individus et les groupes de contrevenir à ces règles ?

1.1.3 Les sanctions pénales

Les représentants patronaux ou syndicaux de la construction, de même que leur organisation, s’exposent à des amendes de 7 636 à 76 351 par jour ou partie de jour de grève, de lock-out ou de ralentissement de travail illégal, s’ils ordonnent, encouragent ou appuient de telles actions[47]. Les organisations visées par le Code du travail et leurs représentants, quant à eux, s’exposent à des amendes allant de 1 000 à 50 000 $ par jour s’ils déclarent ou provoquent une grève ou un lock-out illégal ou encore y participent[48]. En ce qui concerne la participation de salariés à un arrêt de travail illégal, la Loi R-20 prévoit une amende de 54 à 191 $ pour chaque jour ou partie de jour que dure l’infraction[49], et le Code du travail, une amende de 25 à 100 $[50]. De plus, l’usage « d’intimidation ou de menace dans le but de provoquer une entrave, un ralentissement ou un arrêt des activités sur un chantier » peut entraîner une amende de 1 090 à 10 907 $ par jour ou partie de jour[51]. Cette mesure n’a aucun équivalent dans le régime général. Les sanctions prévues dans la Loi R-20 pour un recours illégal à la grève ou au lock-out sont donc plus sévères et ont une plus large portée que celles énoncées dans le régime général de rapports collectifs[52].

Tout en établissant des droits de grève et de lock-out à la faveur des salariés et des employeurs de l’industrie de la construction, le législateur a donc posé, pour leur exercice, des exigences largement supérieures à celles présentes dans le régime général du Code du travail. En fixant des sanctions pénales en cas de non-respect de ces mesures d’évitement, de retardement ou d’endiguement des conflits de travail, plutôt que la simple suspension de la contrepartie faisant de la grève ou du lock-out un droit, il contraint également les libertés de grève et de lock-out consenties aux parties par le droit commun.

Les contraintes à l’exercice de la grève et du lock-out ne viennent toutefois pas du seul cadre législatif, et il convient de s’intéresser à l’effet combiné de ce dernier et des caractéristiques de l’industrie de la construction, lequel peut miner, en certaines circonstances, l’effectivité de ces libertés et droits, surtout pour les salariés.

1.2 Les libertés et les droits de grève et de lock-out à l’épreuve des réalités de l’industrie de la construction

L’industrie de la construction, telle que définie à l’alinéa 1 f) de la Loi R-20, est marquée par des fluctuations cycliques et saisonnières et, plus généralement, par l’intermittence[53]. Les travaux y sont réalisés à pied d’oeuvre et, la plupart du temps, sur mesure, ce qui se traduit par une organisation du travail par projets. C’est donc la qualification professionnelle des employeurs et des salariés qui y est garante de la qualité des produits, d’où la persistance d’une division du travail reposant aujourd’hui sur 25 métiers et une trentaine d’occupations plus ou moins spécialisées se succédant sur les chantiers. Il en découle une structure industrielle où plus de 80 p. 100 des entreprises emploient cinq salariés ou moins[54], et où le cumul de contrats à durée variable est nécessaire, tant pour les salariés que pour leurs employeurs, afin de constituer un revenu annuel.

Dans un tel contexte où l’emploi atypique est la règle plutôt que l’exception, la protection de l’emploi des salariés-grévistes — condition d’un véritable droit de grève — ne procure pas la même sécurité économique que dans d’autres secteurs. En raison de la succession des contrats, l’employeur dispose en effet, parfois rapidement, de la possibilité de ne pas réembaucher un salarié jugé indésirable en raison de son militantisme syndical, et ce, malgré la présence, dans la Loi R-20, de dispositions comparables à celles du Code du travail en matière de discrimination, d’entrave et d’ingérence[55]. L’intermittence de l’emploi amplifie donc la vulnérabilité des militants syndicaux, tout comme le nombre de chantiers et leur éparpillement, de même que la petite envergure de plusieurs d’entre eux, ces facteurs ayant pour effet de limiter les possibilités de contrôle par les représentants syndicaux ou les inspecteurs de la CCQ[56].

La protection de l’emploi des salariés-grévistes est également minée par l’absence de dispositions antibriseurs de grève telles que celles prévues à l’article 109.1 du Code du travail. En effet, rien dans la loi n’empêche un salarié de la construction de fournir une prestation de travail pendant une grève ou un lock-out. Outre le fait qu’elle peut occasionner des violences sur les lignes de piquetage[57], l’absence de telles règles ajoute à la vulnérabilité des salariés désirant faire la grève[58]. D’abord parce que, comme nous l’avons indiqué plus haut, ceux-ci peuvent faire l’objet de discrimination à l’embauche lors de contrats ultérieurs obtenus par l’employeur ou d’autres entreprises. Ensuite, parce que le droit à la réintégration est considérablement réduit, voire nul, si les travaux visés par le contrat de travail d’un salarié-gréviste sont poursuivis ou complétés durant le conflit de travail à l’aide de travailleurs de remplacement[59]. A fortiori, les conséquences de l’absence de dispositions antibriseurs de grève sont amplifiées par l’absence d’une autre disposition du régime général, les salariés-grévistes de la construction ne bénéficiant pas d’une protection analogue à celle de l’article 110.1 du Code du travail qui prévoit que, « [à] la fin d’une grève ou d’un lock-out, tout salarié qui a fait grève ou a été lock-outé a le droit de recouvrer son emploi de préférence à toute autre personne, à moins que l’employeur n’ait une cause juste et suffisante, dont la preuve lui incombe, de ne pas rappeler ce salarié[60] ». Ainsi, un salarié-gréviste dont les tâches seraient assumées, en cours de grève ou de lock-out, par un travailleur de remplacement, ne serait pas assuré de pouvoir reprendre sa place au terme du conflit. Ceci étant, il importe néanmoins de souligner que contrairement à d’autres industries, telle l’industrie manufacturière, le remplacement de salariés de la construction est très étroitement limité par les règles de qualification professionnelle et de gestion de la main-d’oeuvre prévues dans la Loi R-20[61] et la réglementation qui en découle[62]. Il apparaît donc évident, à la lumière de ce qui précède, que le droit de grève des salariés de la construction s’avère, pour certains d’entre eux, n’exister que sur papier.

Les caractéristiques du travail et de l’emploi dans cette industrie n’affectent toutefois pas que les salariés et leurs représentants. Du côté patronal, la fragmentation et l’éparpillement des lieux de travail sur le territoire sont aussi susceptibles de réduire le droit au lock-out à l’état de simple virtualité, d’autant plus que la pression exercée sur les entrepreneurs pour respecter les échéanciers de production et maintenir de bonnes relations d’affaires avec les donneurs d’ouvrage peut entraîner, dans de nombreux cas, une attitude négative envers le recours au lock-out et le non-respect d’un tel moyen de pression[63].

2 Le recours à des mesures d’exception par les pouvoirs publics

L’analyse du régime législatif applicable révèle que, en ce qui a trait aux sanctions économiques en négociation collective, les organisations patronales et syndicales de la construction québécoise doivent composer avec des contraintes supérieures à celles prévues dans le Code du travail. De plus, ces contraintes légales sont amplifiées par certaines réalités de l’organisation de la production dans ce secteur d’activité. Depuis sa réforme, au milieu des années 90, ce régime de négociation collective n’a toutefois pas complètement empêché le recours à la grève ou au lock-out par les organisations patronales et syndicales qui l’ont fait, sur une base sectorielle, en 1995[64], en 1996[65] et en 2001[66], ainsi qu’en 2013, pour l’ensemble de l’industrie puis à nouveau sur une base sectorielle.

Avec l’adoption, le 1er juillet 2013, d’une loi spéciale de retour au travail, le législateur renoue avec une pratique d’intervention directe et exceptionnelle délaissée près de 20 ans plus tôt. C’est à ce type d’interventions de l’État en marge du régime de rapports collectifs, lequel a pour effet de réduire à néant les libertés de grève et de lock-out, que nous consacrons cette deuxième section, afin d’en souligner certains effets pervers et de montrer en quoi les évènements récents laissent présager un retour en arrière de la part du législateur. Pour ce faire, nous reviendrons sur certains facteurs ayant conduit le législateur québécois à réformer le régime de négociation collective de la construction au milieu des années 90 (2.1) et présenterons les circonstances qui ont mené à l’adoption, en 2013, d’une première loi spéciale en près de 20 ans (2.2).

2.1 Les origines des réformes des années 90

En 1993 et en 1995, le régime de rapports collectifs du travail contenu dans la Loi R-20 a fait l’objet de réformes majeures, notamment en matière de négociation des conditions de travail. L’adoption des projets de loi nos 142[67] et 46[68] a ainsi mis fin à plusieurs décennies d’extension juridique des conventions collectives dans la construction. En établissant la négociation de véritables conventions collectives à l’échelle de quatre secteurs[69] plutôt que pour l’ensemble de l’industrie, le législateur accroît l’autonomie collective des parties. Un retour sur l’expérience des 25 premières années d’existence du régime permet de saisir la raison d’être de cet important changement.

Lors de son adoption, en 1968, le régime de rapports collectifs du travail de la construction québécoise[70] est un régime original dont le contenu est largement inspiré de la loi de 1934 sur l’extension juridique des conventions collectives[71]. Le législateur intègre à ce régime d’extension juridique certaines règles conçues pour répondre aux spécificités du secteur, notamment en matière de représentation syndicale, et d’autres, tirées du régime général, pour encadrer la négociation des conditions de travail[72]. Après le renouvellement, en 1969, de 10 décrets régionaux, une première négociation sectorielle provinciale a lieu en 1970. Celle-ci s’avère d’emblée très difficile : trois semaines après l’échéance des 15 décrets régionaux, aux prises avec une grève déclenchée à Montréal, le gouvernement impose une ordonnance de salaire minimum afin de fixer les conditions de travail, mais la conclusion d’ententes particulières illégales par certains syndicats affiliés à la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et à la Confédération des syndicats nationaux (CSN), ainsi que d’autres débrayages, conduisent l’Assemblée nationale à adopter, moins de trois mois plus tard, une première loi spéciale de retour au travail[73].

Cette première expérience marquera le point de départ d’une intervention étatique aussi épidémique que les conflits de travail qu’elle vise à pacifier par le recours à des lois spéciales ou aux pouvoirs de prolongation, d’abrogation ou de modification du décret accordés au gouvernement en 1974[74]. Ces pouvoirs, qui ont pour effet de « normaliser » une pratique tenant, par essence, de l’exception, se posent d’une certaine manière en contradiction avec un régime de rapports collectifs du travail dont la finalité est, en principe, d’encadrer plutôt que de supprimer l’autonomie collective des parties à la relation d’emploi. Entre 1975 et 1995, pas moins d’une vingtaine d’interventions de la sorte visent à prolonger le décret en vigueur, à fixer les conditions de travail ou à suspendre les droits de grève et de lock-out[75]. Cette approche étatique des rapports collectifs du travail est assimilable au phénomène que Leo Panitch et Donald Swartz nomment l’« exceptionnalisme permanent » (permanent exceptionalism) :

This new reliance on back-to-work legislation was part of a broader pattern of developments that characterized the onset of a new era of state policy toward labour. What marked this transformation was a shift from the generalized rule-of-law form of coercion (whereby an overall legal framework both establishes and constrains the rights and powers of all unions), toward a form of selective, ad hoc, discretionary state coercion (whereby the state removes for a specific purpose and period the rights contained in labour legislation)[76].

Comme le constate Gérard Hébert dès 1977, l’extrême centralisation de la négociation collective et la multiplication des interventions législatives et gouvernementales pour éviter ou limiter la durée des arrêts de travail ont un effet déresponsabilisant sur les parties patronale et syndicale : « Aujourd’hui, rien ne force les parties à faire des concessions ; en restant sur leurs positions, il faudra bien que le gouvernement intervienne pour trancher le débat ; après quoi chacun pourra l’accuser d’être responsable des inconvénients de la nouvelle situation[77]. » C’est notamment dans le but avoué de renverser cette tendance qu’une réforme majeure de l’encadrement de la négociation collective est adoptée en 1993 :

Au sujet de la négociation, le système en vigueur n’a, qu’en de rares occasions, permis la conclusion d’ententes négociées depuis 1970. Il est arrivé que le gouvernement ait prolongé ou modifié le décret avec le consentement des parties (1986, 1988 et 1989), mais de véritables ententes négociées n’ont eu lieu qu’en quatre occasions depuis cette date (1973, 1977, 1980 et 1987) tandis que le gouvernement a dû intervenir à de multiples reprises (1976, 1979, 1982, 1984, 1986, 1990 et 1993) de son propre chef après avoir tenu ou non une commission parlementaire.

Lors des deux commissions parlementaires tenues en avril et juin 1993 (donnant lieu à deux prolongations du décret, soit d’abord jusqu’au 14 juin puis jusqu’au 14 décembre 1993), toutes les parties ont mis en cause le régime de négociation quant à l’impossibilité d’en arriver à une entente. C’est pourquoi, pour une meilleure adaptation aux marchés, une révision de ce régime sous plusieurs aspects s’impose, notamment en réduisant le rôle d’intervention actuellement prévu de la part du gouvernement de manière à inciter les parties à conclure elles-mêmes des ententes négociées tout en tenant compte des particularités des sous-secteurs d’activité communément reconnus dans cette industrie[78].

Cette volonté est d’ailleurs confirmée en 1995, l’Assemblée nationale maintenant les principes de la négociation sectorielle et du retrait de l’État dans un texte de loi qui révise, par ailleurs, certains aspects majeurs de la réforme adoptée en 1993[79]. À partir de 1995, et jusqu’en 2013, la négociation des conventions collectives de l’industrie de la construction se déroulera de façon autonome, dans des délais raisonnables et une relative paix industrielle.

2.2 La loi spéciale de 2013 et la négociation de 2014 dans les secteurs institutionnel-commercial et industriel

En mars 2013, les parties entreprennent des négociations en vue du renouvellement des conventions collectives sectorielles pour la période 2013-2017. Les pourparlers débutent tardivement en raison des délais d’arbitrage pour la fixation d’un protocole intersyndical impliquant les cinq associations représentatives, une exigence introduite en 2011 dans la Loi R-20[80]. Au 1er mai, date d’échéance des conventions collectives 2010-2013, les pourparlers se poursuivent sans grand remous, sauf dans les secteurs institutionnel-commercial et industriel (I-C-I), où l’Association de la construction du Québec (ACQ) dénonce publiquement les « demandes extravagantes » de l’Alliance syndicale[81] et accuse celle-ci de n’avoir pour but que de « faire descendre les travailleurs dans la rue[82] ». Le 8 mai, l’Alliance syndicale soumet une demande de médiation dans tous les secteurs, et le 30 mai, elle fait l’annonce d’un débrayage le 17 juin si aucune entente n’a été signée. Du côté patronal, l’ACQ annonce, le 4 juin, l’obtention d’un mandat de lock-out dans les secteurs I-C-I[83]. La ministre du Travail affirme alors ne pas souhaiter intervenir dans la négociation, les parties étant capables de parvenir à une entente d’elles-mêmes[84] ; elle nomme néanmoins des conciliateurs dès la semaine suivante pour accompagner les parties. Malgré la tenue d’autres séances de négociation, les jours qui suivent sont marqués par la multiplication des dénonciations réciproques sur la place publique, et le 16 juin, l’Alliance syndicale confirme le déclenchement, dès le lendemain, d’une grève dans tous les secteurs.

Au cours de la première semaine de grève, les représentants du gouvernement, ministre du Travail et première ministre en tête, réaffirment leur intention de laisser les parties négocier, alors que les deux plus importants partis d’opposition réclament une intervention de l’Assemblée nationale pour mettre fin au conflit au plus tard à la fin de la semaine[85]. D’autres intervenants, maires, regroupements d’entreprises et chroniqueurs, alimentent également le débat public en réclamant l’adoption rapide d’une loi spéciale[86].

Le 24 juin, les parties du secteur du génie civil et de la voirie annoncent la conclusion d’une entente de principe, et le 25 juin, une entente est conclue dans le secteur résidentiel. Seuls les secteurs I-C-I, dont la négociation a lieu simultanément entre les associations syndicales et l’ACQ, demeurent dans une impasse. Du 24 au 29 juin, les parties poursuivent la négociation en présence d’un médiateur spécial, mais ne parviennent pas à un accord, ce qui conduit la première ministre à demander la convocation de l’Assemblée nationale pour une séance extraordinaire consacrée à l’étude d’un projet de loi spéciale. Le 30 juin, la ministre du Travail dépose un projet de loi prévoyant « la reprise et l’exécution normale des travaux interrompus en raison de la grève dans l’industrie de la construction[87] ». Celui-ci prolonge les conventions collectives 2010-2013 des secteurs I-C-I jusqu’au 30 avril 2017 en y intégrant les augmentations salariales convenues dans les autres secteurs, mais pas les demandes soumises par l’ACQ dans une lettre adressée à la première ministre le 28 juin. Au terme de débats en chambre, le projet de loi est amendé afin de réduire la durée de la prolongation à une seule année, soit jusqu’au 30 juin 2014. Il est adopté dans la nuit du 30 juin au 1er juillet, à 102 voix contre une.

Au lendemain de l’adoption de la loi spéciale, l’ACQ et l’Alliance syndicale annoncent qu’elles se donnent quelques semaines avant de reprendre les pourparlers. Dans les faits, ceux-ci ne débuteront que près de dix mois plus tard. Le 4 mars 2014, l’Alliance syndicale propose la reconduction des conventions collectives 2010-2013, déjà prolongées depuis mai 2013, en y intégrant les augmentations salariales négociées dans les deux autres secteurs, et la tenue d’états généraux sur l’industrie de la construction[88]. L’ACQ rejette cette proposition, tout comme les autres associations patronales[89], et celle-ci n’est pas reprise par le (nouveau) gouvernement. Les pourparlers reprennent donc à la fin d’avril et les parties se retrouvent rapidement dans la même impasse qu’en juin 2013. Si les porte-parole de l’Alliance syndicale affirment ne pas écarter une nouvelle grève, ceux de l’ACQ déclarent chercher à éviter l’affrontement. Après quelques rencontres, dont certaines en présence d’un médiateur spécial, les parties reconnaissent toutefois que les négociations sont difficiles, et alors que l’Alliance syndicale reproche à la partie patronale de n’avoir pas bougé quant à ses positions de l’été 2013, cette dernière fait valoir le bien-fondé de ses demandes, notamment dans le cadre d’une campagne médiatique.

Le 24 juin 2014, le ministre du Travail, qui en avait déjà laissé planer la menace au début du mois[90], déclare : « Je ne peux pas garantir les résultats de la négociation, mais je peux vous garantir une chose : il n’y aura pas d’arrêt du travail […] Je ne peux pas négocier à leur place, mais il n’y aura pas d’arrêt de travail[91]. »

À l’échéance des conventions collectives prolongées, le 30 juin, le ministre du Travail annonce qu’il donne son accord à une prolongation d’une semaine de la médiation, ce qui repousse le déclenchement d’un arrêt de travail légal à la fin d’août. Une entente de principe pour les deux secteurs est finalement annoncée par les parties le 9 juillet.

Si elle marque une rupture avec l’approche retenue par l’État depuis la réforme du régime de négociation collective au milieu des années 90, l’attitude récente des pouvoirs publics n’en demeure pas moins claire : un conflit de travail dans l’industrie de la construction présente une menace trop importante pour être toléré, même quelques jours. Comment expliquer un tel interventionnisme dans le champ de l’autonomie collective ?

3 Deux facteurs explicatifs de l’encadrement des conflits de travail

Afin d’éclairer l’approche retenue par le législateur dans l’encadrement des conflits collectifs du travail dans l’industrie de la construction, il convient d’envisager deux facteurs qui seraient, à n’en point douter, pris en considération lors d’un éventuel contrôle de la constitutionnalité de la Loi R-20 ou des lois d’exception adoptées dans son champ d’application. Nous aborderons donc, tour à tour, la conflictualité des rapports de travail dans l’industrie de la construction (3.1) et l’importance de ce secteur d’activité dans l’économie québécoise (3.2).

3.1 La conflictualité dans l’industrie québécoise de la construction (1995-2013)

Le régime de rapports collectifs du travail propre à l’industrie québécoise de la construction a été adopté à l’aube d’une époque tumultueuse. Jamais, en effet, le nombre de jours-personnes perdus pour cause de grève ou de lock-out n’a été plus élevé au Québec et au Canada qu’au cours de la décennie 70[92]. La construction n’y fait pas exception, comme en témoignent les données reproduites au graphique 1.

Graphique 1

Grèves et lock-out dans la construction au Québec (1968-2014)

Grèves et lock-out dans la construction au Québec (1968-2014)
Source : Commission de la construction du Québec

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Les temps ont bien changé depuis les années 70 et la conflictualité du travail dans la construction a connu un recul comparable aux autres secteurs. La dernière grève générale dans cette industrie avant celle de 2013 remonte, en effet, à 1986. De même, une comparaison avec l’ensemble de l’économie québécoise révèle que les rapports collectifs du travail dans la construction sont, dans l’ensemble, tout aussi paisibles, voire davantage, que dans les autres milieux syndiqués. En effet, le nombre cumulatif de jours-personnes perdus par 1 000 employés pour la période s’étendant de 1995 à 2014, soit depuis la réforme du régime de négociation collective, est de 7 260 dans la construction contre 7 484 pour l’ensemble des milieux de travail syndiqués au Québec. Aussi, bien que le graphique 2 fasse ressortir l’ampleur du conflit de 2013, il permet également de constater que, à l’exception de trois années, le nombre de jours-personnes perdus par 1 000 employés est systématiquement inférieur dans la construction à celui de l’ensemble du Québec, même lorsque l’on effectue le calcul sur la base de l’ensemble des emplois et non des seuls emplois syndiqués. En fait, sur les 20 années écoulées depuis la réforme du régime de négociation collective de la construction, 16 se sont passées sans qu’aucun conflit de travail soit déclenché !

Graphique 2

Grèves et lock-out – Comparaison de la construction et de l’ensemble du Québec (1995-2014)

Grèves et lock-out – Comparaison de la construction et de l’ensemble du Québec (1995-2014)
Source : Commission de la construction du Québec, Secrétariat du travail (Direction de l’information sur le travail) et Institut de la statistique du Québec

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Bien qu’il soit difficile de comparer la réalité québécoise avec celle de l’industrie ontarienne de la construction, les données proposées par Louis Delagrave et Jean-Luc Pilon[93] pour les périodes de 1988 à 1997 et de 1998 à 2007 indiquent que, sur le plan de la paix industrielle, la construction québécoise fait bonne figure avec des moyennes de jours-personnes perdus par emploi de trois à cinq fois inférieures à celles de l’Ontario. De plus, la négociation multimétiers[94] prévue par la Loi R-20 favorise au Québec un nombre de conflits de travail généralement inférieur à cette province voisine[95], où la négociation se déroule plutôt par métier, pour une région donnée[96]. Cela revêt une grande importance eu égard à la perturbation des activités en raison de l’organisation de la production dans l’industrie de la construction qui s’effectue, le plus souvent, à pied d’oeuvre. Les entreprises spécialisées et leurs salariés doivent donc se succéder sur le chantier pour effectuer les travaux selon un ordre prédéterminé et la coordination nécessaire entre les différents intervenants se traduit, à chaque étape du projet, par une dépendance à l’égard des travaux antérieurs. Une grève ou un lock-out, même limité à un seul métier, peut ainsi perturber tout un chantier et paralyser le travail d’un nombre de travailleurs bien supérieur à ce que montrent les statistiques, d’où l’intérêt d’un système comme celui du Québec, où la négociation collective a lieu à date fixe pour l’ensemble des employeurs et des salariés du secteur.

Les conflits de travail dans l’industrie québécoise de la construction sont donc, certes, très spectaculaires en raison du caractère sectoriel des rapports collectifs du travail ayant cours dans ce secteur. Si l’on y regarde de plus près, la conflictualité des rapports de travail ne s’y révèle cependant pas plus grande qu’ailleurs. En fait, le nombre relatif de jours-personnes perdus depuis les réformes adoptées entre 1993 et 1995 y est inférieur à ce qui a pu être observé dans les milieux syndiqués de l’ensemble du Québec. De même, les données disponibles nous permettent de conclure que la construction québécoise se compare avantageusement à celle de l’Ontario pour une période comparable (1988-2007).

3.2 L’importance de l’industrie de la construction dans l’économie du Québec

Par son poids et son positionnement, l’industrie de la construction constitue un secteur névralgique de l’économie du Québec. Les données colligées par la CCQ[97] indiquent qu’en 2013 les dépenses d’investissement en construction s’élevaient à 47,8 milliards de dollars, soit 13 p. 100 du produit intérieur brut (PIB) québécois, et que ces investissements avaient généré 257 800 emplois directs en moyenne chaque mois, soit près de 6 p. 100 de l’emploi total de la province. En plus des revenus et des emplois qu’elle génère, cette industrie s’impose par la nature et la diversité de ses produits : infrastructures de transport, édifices commerciaux et résidentiels, usines, mines, etc. Ce sont donc tous les secteurs de l’économie qui dépendent, à un moment ou à un autre, de l’industrie de la construction.

En plus de ce qui précède, la construction occupe une place centrale dans la politique économique des États occidentaux, les dépenses publiques en infrastructures étant au coeur des politiques keynésiennes de relance et de soutien de la demande en périodes de crise comme celle de 2008. C’est ainsi qu’entre 2007 et 2010 les heures travaillées dans le secteur du génie civil et de la voirie ont connu une augmentation prononcée, passant de 23,6 millions en 2007 à 33,4 millions en 2010 (graphique 3).

Graphique 3

Heures travaillées dans le secteur du génie civil et de la voirie (2005-2014)

Heures travaillées dans le secteur du génie civil et de la voirie (2005-2014)
Source : Commission de la construction du Québec, Statistiques annuelles de l’industrie de la construction 2014, Montréal, Direction de la recherche et de la documentation, 2015, tableau A-2.

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Cette place qu’occupe la construction dans la politique économique du gouvernement ainsi que les missions dévolues à ce dernier, notamment en matière de santé et d’éducation, entraînent une dualité dans les rapports qu’entretient l’État québécois avec cette industrie. En effet, si dans les secteurs public et parapublic l’État assume le double rôle de régulateur et d’employeur, il est, dans la construction, à la fois régulateur et client. En fait, l’État provincial est, au Québec, le premier donneur d’ouvrage, principalement par l’intermédiaire du ministère des Transports et d’Hydro-Québec[98]. En 2013, c’est donc un peu plus de 17 des 26 milliards de dollars investis en construction non résidentielle qui l’ont été par l’un ou l’autre des ministères et organismes du gouvernement du Québec[99].

Compte tenu de ce qui précède, et une fois mis en perspective le caractère spectaculaire des conflits de travail en contexte de négociation sectorielle, seul le poids de l’industrie de la construction dans l’économie québécoise semble pouvoir justifier le traitement particulier qui lui est réservé en matière de rapports collectifs du travail, les données récentes sur la conflictualité révélant qu’il y règne, depuis deux décennies, une paix industrielle comparable, voire supérieure, aux autres milieux de travail syndiqués au Québec ainsi qu’à l’industrie ontarienne de la construction.

Conclusion

Nous avons montré que le régime de rapports collectifs du travail applicable à l’industrie québécoise de la construction prévoit un encadrement (évitement, retardement et endiguement) de la grève et du lock-out plus strict que celui contenu dans le régime général du Code du travail. Du côté syndical, l’absence de dispositions antibriseurs de grève limite la protection accordée aux salariés-grévistes face à la perte de leur emploi, ce qui a pour effet de miner le droit de grève dans cette industrie marquée par l’intermittence du travail et de l’emploi. Du côté patronal, le droit au lock-out est similairement affecté par la fragmentation de la production et par la pression exercée sur les entrepreneurs par les donneurs d’ouvrage. En ce qui concerne la liberté dont disposent les parties dans l’exercice de ces moyens de pression, elle est considérablement restreinte dans la Loi R-20 par l’association de sanctions pénales sévères au non-respect des conditions préalables à un tel exercice.

De l’adoption, en 1968, de son régime particulier de rapports collectifs du travail à sa réforme des années 90, la construction est le seul secteur d’activité privé à avoir été ciblé par des lois spéciales de retour au travail adoptées par le législateur québécois[100]. De même, la grève déclenchée en 2013 par l’Alliance syndicale est le seul et unique débrayage légal à avoir fait l’objet, depuis 1995, d’une telle mesure en dehors des secteurs et des services publics.

L’industrie québécoise de la construction est donc, à l’évidence, un cas à part en matière de rapports collectifs du travail. Le recours à des lois spéciales lors de conflits de travail y soulève d’autant plus de questions que les salariés et les employeurs dont on limite l’autonomie collective sont déjà visés par un régime d’exception plus strict que le régime général du Code du travail. Que penser de ces contraintes ordinaires et extraordinaires à la lumière de l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour ?

Premièrement, dans la mesure où l’exercice de la grève[101] doit désormais être considéré comme « un élément essentiel d’un processus véritable de négociation collective[102] », « [qu’]il en constitue une composante indispensable[103] » et qu’il jouit, de ce fait, de la protection de l’alinéa 2 d) de la Charte canadienne, il convient de se demander si, d’une part, les sanctions plus sévères imposées par la Loi R-20 en cas de grève ou de lock-out illégal (au sens de la loi) et, d’autre part, le recours à des lois spéciales de retour au travail sont justifiables dans ce secteur.

Si les contraintes découlant du régime de rapports collectifs ne constituent probablement pas, en elles-mêmes, une « entrave substantielle à la négociation collective[104] », il en va tout autrement des lois spéciales, qui privent les parties de tout moyen de dénouer une impasse découlant d’un conflit d’intérêts et remettent ultimement l’issue de tout différend entre les mains du législateur. Advenant que l’adoption de telles lois constitue bel et bien une entrave substantielle portant atteinte aux libertés garanties par l’alinéa 2 d) de la Charte canadienne, le caractère constitutionnel de celles-ci devrait être soumis au test de l’article premier de cette même charte canadienne. L’État québécois se verrait alors dans l’obligation de démontrer que l’atteinte à la liberté de recourir à la grève est justifiée par « des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique[105] », et que les « moyens choisis [pour mettre fin ou prévenir un conflit de travail] sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer » dans le cadre d’une société libre et démocratique[106].

Alors que, dans l’affaire Saskatchewan Federation of Labour, l’impératif d’assurer des services essentiels dans les services publics n’est pas remis en question, le cas qui nous occupe — d’éventuels conflits de travail dans l’industrie de la construction au Québec — apparaît bien différent, et c’est ici qu’entrent en jeu les deux facteurs examinés à la section 3.

Nous avons établi que, malgré le caractère spectaculaire de certains conflits de travail qui y sont déclenchés, les rapports collectifs du travail dans la construction sont aussi paisibles, voire davantage, que ceux observés dans les autres milieux syndiqués au Québec : cependant, c’est l’importance du secteur d’activité qui nous apparaît constituer le motif le plus sérieux quant aux limitations imposées à l’autonomie collective des salariés (et des employeurs) oeuvrant dans ce secteur. Les inconvénients découlant d’un conflit de travail dans l’industrie de la construction seraient vraisemblablement appréciés par référence à d’autres activités déjà considérées comme « essentielles ». Or, s’il est vrai que la définition légale des « services essentiels » a connu une certaine extension au cours des dernières années[107], il nous apparaît douteux qu’elle puisse être étirée à ce point[108].

Deuxièmement, dans l’éventualité où un conflit de travail dans la construction serait néanmoins considéré comme une « préoccupation urgente et réelle », il faudrait, pour que l’article premier de la Charte canadienne en justifie la limitation, voire la suppression pure et simple, que le législateur satisfasse au critère de l’atteinte minimale :

La restriction doit être « minimale », c’est-à-dire que la loi doit être soigneusement adaptée de façon à ce que l’atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire. Le processus d’adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation […] Par contre, si le gouvernement omet d’expliquer pourquoi il n’a pas choisi une mesure beaucoup moins attentatoire et tout aussi efficace, la loi peut être déclarée non valide[109].

L’existence d’un substitut aux armes économiques que sont la grève et le lock-out serait donc cruciale, comme l’indique la juge Abella, s’exprimant pour la majorité dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour :

Lorsque le législateur limite le droit de grève d’une manière qui entrave substantiellement un processus véritable de négociation collective, il doit le remplacer par l’un ou l’autre des mécanismes véritables de règlement des différends couramment employés en relations de travail. La loi qui prévoit un tel mécanisme de rechange voit sa justification accrue au regard de l’article premier de la Charte. À mon avis, l’absence d’un tel mécanisme dans la PSESA représente ce qui, en fin de compte, rend les restrictions apportées par celle-ci inadmissibles sur le plan constitutionnel[110].

Dans le cas de la construction québécoise, l’introduction d’un dispositif de substitution serait d’autant plus appropriée que le recours répété à des lois spéciales que laissent présager les négociations de 2013 et de 2014 dans les secteurs I-C-I est susceptible de déresponsabiliser de nouveau les parties quant à la détermination de leurs conditions de travail[111] ainsi que de ternir la crédibilité de l’intervention législative elle-même[112] et, plus fondamentalement, du régime de rapports collectifs du travail contenu dans la Loi R-20. De plus, en s’arrogeant la détermination des conditions de travail des salariés de la construction, l’Assemblée nationale assujettit la détermination des conditions de travail au jeu de la politique partisane, augmentant ainsi le risque de confusion entre les rôles de l’État-régulateur et de l’État-donneur d’ouvrage.

Le législateur pourrait donc substituer, ponctuellement ou de façon permanente, l’arbitrage des différends à l’exercice de la grève ou du lock-out, comme il l’a fait pour les policiers et les pompiers municipaux[113], de même que pour les agents de la Sûreté du Québec[114]. Il pourrait également ordonner aux parties, comme dans le cas des agents de la paix du Gouvernement du Québec, de convenir d’un mécanisme de règlement des différends par voie de négociation[115].

L’arbitrage obligatoire des différends présente évidemment l’avantage substantiel de dépolitiser l’adjudication des conflits d’intérêts. Le fait d’y recourir systématiquement pour le règlement des différends risque toutefois d’occasionner, tout comme le recours systématique à des lois spéciales, une réorientation des stratégies patronales et syndicales dans le sens d’une déresponsabilisation telle que celle ayant mené à la réforme du régime au milieu des années 90. En effet, des recherches réalisées au Canada sur l’arbitrage obligatoire des différends tendent à confirmer l’hypothèse d’un effet paralysant (chilling effect) de ce mécanisme sur les parties à la négociation collective[116]. La prudence semble donc de mise, d’autant que certains facteurs ayant favorisé les écueils du passé, tels que la centralisation de la négociation collective et la concurrence intersyndicale, font toujours partie des réalités de l’industrie de la construction.

S’il est un secteur d’activité, en dehors des secteurs et des services publics, où ce qu’il est désormais convenu de nommer la « constitutionnalisation du droit du travail[117] » est susceptible d’avoir un impact sensible en matière de négociation collective, c’est certainement l’industrie québécoise de la construction. Quels que soient les développements jurisprudentiels ou législatifs à venir dans ce secteur quant au règlement des conflits d’intérêts, c’est toute la dynamique des rapports collectifs du travail de dizaines de milliers de salariés et d’employeurs qui en supportera les conséquences.