Georges Vigarello

Du regard projeté au regard affecté

Fragments pour une histoire

Lorsque Lavater tente à la fin du XVIIIe siècle de préciser la valeur physiognomonique de l'œil, il insiste sur la « manière dont l'œil reçoit et réfléchit en même temps la lumière de la pensée et la chaleur du sentiment 1 ». Il insiste aussi sur la nécessité de scruter d'abord la « patho- gnomonique de l'œil 2 », son « caractère moral, intellectuel 3 », son expression propre plutôt que ses traits, sa couleur ou ses mouvements. Ce qui . l'éloigné de la tradition physiognomonique, toute centrée sur des formes. L'entreprise de Lavater est difficile parce qu'elle confine à l'insaisissable. Entreprise indispensable pourtant parce qu'elle s'adresse directement aux nuances de l'intériorité : celles du sentiment, celles de la passion. Elle promeut des espaces de conscience. Elle leur donne une épaisseur. Elle en fait des signes autant que des états.

Ce projet, faut-il le dire, a une histoire. Il est le résultat d'un long tâtonnement, d'une lente découverte où non seulement les nuances de sentiment ont eu à se formuler, mais où le mécanisme de l'œil lui-même a eu à être pensé comme lieu affecté.

1. La curiosité du physiognomoniste.

Le grand texte de Giambattista Delia Porta, La Physiognomonie humaine, introduit déjà en 1586 . la physiognomonie dans les préoccupations « modernes ». Un des quatre « livres » de ce texte est tout entier consacré aux yeux (ce qui n'était pas le cas des physiognomonies précédentes), tout entier concerné par un monde intérieur que Delia Porta tente furtivement d'évoquer : « l'âme habite certainement dans les yeux 4 ». Il parle des phénomènes de sensibilité, insistant sur la « compassion », les « grandes pensées »