Couverture fascicule

Lode Van Hecke. — Le désir dans l'expérience religieuse. L'homme réunifié. Relecture de saint Bernard [préface de A. Vergote], 1990.

[compte-rendu]

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198 GCM, XXXIV, 1991

COMPTES RENDUS

, 297pp. («Recherches morales. Synthèses »).

L'A., cistercien de l'abbaye d'Orval, publie ici un travail mené sous la direction du Prof. A. Vergote à l'Université de Louvain, d'après une suggestion de dom J. Leclercq. Le thème de l'expérience religieuse y est traité, avec l'éclairage complémentaire de la psychologie moderne, d'après les Lettres et les Sermons divers de saint Bernard. Le chapitre 3 (« L'expérience religieuse : une dynamique de l'amour») présente les résultats de l'enquête. Bernard se montre réservé sur la recherche d'une « expérience-émotionnelle-subie » (ainsi A. Godin traduit-il l'allemand Erlebnis, expérience au sens passif), mais pour lui «l'expérience religieuse naît là où le chrétien vit sa vie de tous les jours ». C'est cette « expérience-synthèse-active » (Erfahrung traduit par A. Godin, p. 207, n. 249) qui, malgré la relative rareté du mot experientia, est vue comme un progrès dans l'amour désintéressé. Le chrétien doit passer de la mentalité de l'esclave et de celle de salarié à celle de fils, suivant le topos antique ; ou encore, suivant la métaphore de l'échelle, il gravit peu à peu les degrés de l'amour : amour de soi, amour de Dieu comme d'un être «quasi nécessaire », amour de Dieu pour lui-même et enfin, au moins dans l'autre vie, amour de soi-même pour Dieu (p. 130-134, citant Ep. 11,8 ; cf. De diligendo Deo 23-24). On voit le parti qu'un psychologue moderne peut tirer de tels textes. Pour Bernard, l'expérience même intéressée est vraie et mesure une étape dans le progrès de l'amour. L'abbé de Clairvaux est donc réaliste. Toutefois, pour lui, «paradoxalement on pourrait dire que la profondeur de notre expérience religieuse se mesure bien davantage à notre capacité d'aimer gratuitement qu'à l'intensité de notre sentiment religieux de bonheur» (p. 138).

Cette expérience du progrès dans la foi et l'amour s'exprime aussi dans les Lettres et Sermons par l'antithèse entre charnel et spirituel, par la connaissance de soi et l'humilité (thème bernardin bien connu), l'écoute dans la foi, le progrès dans la connaissance du Christ grâce à l'Esprit, le passage de la crainte à l'amour, l'union enfin. L'A. exprime excellemment le climat où se meut Bernard, entraîné par le langage biblique sur un registre

« senti » : « On peut donc dire qu'il y a chez Bernard à la fois deux intentions : d'une part il éveille le désir du lecteur et l'attire hors de sa réalité quotidienne pour l'introduire et l'initier dans le mystère le plus profond ; d'autre part, et en même temps, tout est mis en œuvre pour que ce désir ne dégénère pas en ivresse mystique : le langage est symbolique et l'amour se définit comme un entretien ou une conversation (confabulatio) » (p. 190). Or la parole lie et sépare en même temps, et ne peut donc être comparée à une fusion totale. On retrouverait une telle ambivalence chez bien des spirituels anciens ou modernes, qui appellent au désir de l'expérience spirituelle tout en mettant en garde contre l'illusion de la croire réalisée.

Tandis que le chapitre 4 établit des critères de discernement de l'expérience, notamment d'après les psychologues modernes, le chapitre 2 a exposé l'anthropologie bernardine, à la suite d'E. von Ivanka et de W. Hiss notamment. Les «affects» (affectus, affectio) jouent un grand rôle chez Bernard, par quoi il se montre précurseur de la psychologie moderne qui prend en compte le désir (p. 68-95). Intéressante analyse du De gratia et libero arbitrio (p. 96-113). Cette rigoureuse étude interdisciplinaire complète bien les travaux menés, surtout sur les Sermons sur le Cantique, par J. Mouroux et J. Leclercq, J. Blanpain et P. Delf- gauw, M. Standaert et d'autres. Outre les ouvrages d'A. Vergote, l'A. s'appuie sur ceux de J. Kristewa, J. Ladrière, M. de Certeau, D. Vasse et sur les travaux de l'école néerlandophone qu'il rend ainsi plus accessibles.

Un historien pourra regretter que le parti éditorial adopté (de soi très compréhensible) n'ait pas permis de placer en tête ou en annexe une délimitation plus précise de la base lexicale étudiée, qui figurait sans doute sur le travail universitaire sous-jacent à cette publication. Il aurait été ainsi possible de distinguer, plus clairement encore que ne nous y convie l'A., le plan philologique du plan psychologique. Mais c'est précisément la compénétration de ces deux méthodes, solidement étayées l'une et l'autre, qui rend l'ouvrage neuf et stimulant.

Loin de professer le mépris du monde, Bernard assume et convertit le désir ; il a ainsi élaboré un humanisme où une large fraction de son temps s'est reconnue.

dom Vincent Desprez, o.s.B.