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Caroline Bynum. — Jeûnes et festins sacrés. Les femmes et la nourriture dans la spiritualité médiévale [trad. de l'anglais]. Paris, Cerf, 1994 (" Histoire ")

[compte-rendu]

Fait partie d'un numéro thématique : Comptes Rendus
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Paris, Cerf, 1994, 449 pp., 30 h.-t. («Histoire»).

Avec ce livre publié aux États-Unis en 1987, Caroline Bynum complète son enquête sur la spiritualité médiévale déjà abordée de façon remarquable dans son Jésus as Mother, paru en 1982, où elle montre que le Christ, à la fois Époux et Mère de l'Église, transcende la sexualité humaine. Elle remarque par ailleurs, au début de l'ouvrage recensé ici, que beaucoup d'historiens récents ont étudié le comportement religieux des hommes et des femmes du moyen âge à partir de l'attitude de ceux-ci à l'égard de la sexualité et de l'argent, recherchant dans quelle mesure ils ont respecté chasteté et pauvreté. Or, au XIVe s., après une période relativement prospère, la famine sévit de nouveau. La nourriture prend une importance capitale. Le jeûne constitue une forme d'ascèse tout à fait représentative de la sainteté. Et si les festins procurent des sensations agréables, ils permettent également de s'unir à Dieu et aux autres hommes et rappellent le festin eucharistique. Le thème de la nourriture occupe donc dans la spiritualité de la fin du moyen âge une place beaucoup plus importante qu'on ne l'avait soupçonné jusqu'alors. Ces constatations permettent à l'A. d'éclairer un aspect négligé de l'histoire des femmes.

C. Bynum dans une première partie intitulée « Historique » évoque de façon synthétique la spiritualité féminine dans la seconde moitié du moyen âge. Les historiens constatant que l'obligation de chasteté et le renoncement au pouvoir constituent les principaux soucis des hommes du moyen âge pour eux- mêmes et pour les femmes se sont imaginés que ces dernières partagent les mêmes préoccupations. Leurs travaux sont influencés soit par des problèmes actuels, soit par une vision masculine laissant de côté le problème des pratiques alimentaires

que l'A. décrit ensuite depuis les origines du christianisme.

Une seconde partie, consacrée aux témoignages fort complexes, montre qu'à la fin du moyen âge les femmes mettent la nourriture au centre de leurs préoccupations beaucoup plus que les hommes. Les Vies des saintes, telles Hadewijch, Marie d'Oi- gnies, Mechtilde de Magdebourg ou Angèle de Foli- gno — pour ne citer que certaines femmes originaires des Pays-Bas, de France, d'Allemagne ou d'Italie — , les écrits des grandes mystiques, telles Béatrice de Nazareth, Catherine de Sienne ou Catherine de Gênes l'attestent expressément.

La troisième partie constitue une explication de ce comportement. Il convient de dépasser les interprétations qui ne considèrent dans les conduites alimentaires des femmes qu'une manière de dompter leur chair. Ces pratiques représentent au contraire une façon efficace d'avoir une influence sur elles- mêmes et sur leur entourage dans un univers où la nourriture joue un rôle fondamental. Les formes les plus extrêmes de l'ascèse féminine manifestent une certaine révolte contre la modération de l'Église qui se met à accorder une valeur positive au corps. Enfin la privation de nourriture, la dévotion à l'Eucharistie ne constituent pas au moyen âge des mortifications, mais plutôt une manière de s'unir au Christ qui, par sa mort et ses souffrances, a sauvé les hommes.

Au total C. Bynum tente de répondre à deux grands problèmes, celui de l'ascèse et celui de la spécificité de la religion féminine. Les pratiques pénitentielles ne constituent pas, affirme-t-elle, un rejet du monde, une haine du corps, mais plutôt une tentative pour connaître les possibilités de la chair. Il s'agit pour ces femmes mystiques d'utiliser toutes les sensations que le corps est capable de procurer pour se rapprocher davantage de Jésus. D'autre part il est indispensable de ne pas confondre les idées des théologiens ou des biographes avec les sentiments des femmes elles-mêmes. C'est à travers la nourriture qu'elles privilégient leur religion et s'identifient au corps du Crucifié. Elles se considèrent à la fois comme esprit et comme chair. Selon elles, tous les êtres humains sont capables d'imiter le Christ.

Un beau livre qui renouvelle ou complète bien des idées sur la place des femmes dans la vie religieuse médiévale.

*Jean Verdon.