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Si le courant droit et littérature est fécond sur le continent américain[1] et plus récemment dans les facultés de droit[2] — et plus généralement les universités[3] — européennes, les relations entre le droit et le théâtre ne sont étudiées par les juristes que de manière incidente, à l’exception notable de la « centralité du droit[4] » dans le théâtre de Shakespeare. Choisir le théâtre pour illustrer la ou les relation(s) de l’art avec le droit ne relève donc pas de l’évidence, et l’introduction de la notion de haine peut surprendre. S’agit-il de démontrer un lien naturel ou, au contraire, une relation incestueuse ou contre-nature ? Avant d’étudier ces interactions triangulaires, il convient de commencer par confirmer la pertinence du choix du théâtre comme un art et de définir ce que l’on entend par « haine » pour l’appliquer tant au théâtre qu’au droit.

Le théâtre est-il un art ?

Intuitivement, la nature artistique du théâtre ne fait aucun doute. Et pourtant la question semble mériter d’être posée depuis la haine manifestée par Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles s’opposant à l’installation d’un théâtre à Genève[5] — et considérant notamment qu’un « spectacle est un amusement », mais qui n’est pas forcément nécessaire et que « tout amusement inutile est un mal[6] » — mais aussi par Nietzsche « au naturel essentiellement antithéâtral », dédaignant « cet art des masses par excellence[7] », ce qui atteste donc néanmoins sa qualification artistique. Mais récemment, l’un des metteurs en scène contemporains les plus captivants n’a pas hésité à affirmer, en se faisant très probablement l’avocat du diable, que « peut-être le théâtre n’est-il pas un art non plus ? Juste une façon de divertir, tout en faisant réfléchir[8]… » L’on ne peut donc faire l’impasse sur la question de savoir si le théâtre est bien un art.

Pour les uns, le théâtre est une des branches de la littérature ; pour les autres, il appartient au spectacle vivant. Le théâtre ne pourrait-il constituer un art se nourrissant d’autres arts et empruntant à ceux-ci, tout en constituant une catégorie autonome ? Le théâtre repose sur l’écrit, mais s’il peut évidemment se lire, il n’a de sens fondamental qu’en s’écoutant et en se regardant. En cela la représentation théâtrale, comme tout spectacle vivant — de l’opéra au ballet, en passant par le cirque et autres —, est une oeuvre unique, dont le caractère artistique fait débat selon que l’on considère ou non qu’une oeuvre, pour être classée comme artistique, doit durer dans le temps dans sa forme d’origine, doit laisser une trace. L’on peut néanmoins ne pas être d’accord avec cette exigence et donner tort à Léonard de Vinci qui opposait dans cette logique la peinture et la musique, pour donner supériorité à la première rendue « éternelle » par « l’emploi du vernis[9] », ce qui suppose en plus, à tort, qu’une oeuvre picturale ou sculptée soit toujours considérée par l’artiste comme définitive ou achevée — ce que, par exemple, Giacometti refusait catégoriquement.

Il faut en outre rappeler que plusieurs tiers s’interposent entre le texte théâtral et sa réception par ceux qui ne sont plus ou pas des lecteurs. À la différence des simples liseurs, les spectateurs ont à réceptionner, si ce n’est accepter, une représentation qui est déjà en elle-même une interprétation d’une oeuvre première. Quand le lecteur est seul face à un texte, il comprend, accepte, conteste ou interprète la pensée de l’auteur, parfois en l’extrapolant, parfois en lui donnant un sens que l’auteur n’a jamais voulu lui donner. Quand il assiste à une représentation, le spectateur reçoit le texte de l’auteur dans une éventuelle transposition à une autre époque, dans une mise en scène provocatrice, dans un dépouillement scénique délibéré ou, au contraire, dans une abondance luxuriante de décors et de costumes. Le spectateur doit simultanément voir et entendre le texte, ce qui le contraint dans une large mesure à s’abandonner pour en jouir, voire à obéir, car écouter vient du latin obaudire, qui implique l’obéissance[10]. Il peut donc se contenter de voir et d’écouter, sans même savoir lire[11]. C’est d’ailleurs, notamment, en cela que l’on peut défendre que le théâtre est un art populaire, qui le distingue de la littérature, « une Bible des pauvres, une bible en images » pour August Strindberg[12].

Mais cette appréciation est en réalité ambivalente et pose la question tant de la nature du théâtre que de sa fonction. Ainsi n’est-ce pas s’égarer que d’imaginer que le théâtre doive endosser une mission pédagogique, doive servir à former les citoyens ? D’un art populaire, le théâtre ne serait-il pas devenu sur la période contemporaine un art élitiste, à défaut d’avoir réussi à être un « théâtre élitaire pour tous[13] », selon l’oxymore que l’on attribue à Antoine Vitez, c’est-à-dire un théâtre exigeant mais ouvert à un public large ?

En France, des théâtres ont été créés en se revendiquant ouvertement comme populaires (le Théâtre national populaire, dit TNP au Trocadéro en 1920), avec peu de moyens, mais avec une programmation ambitieuse, au sens d’avant-gardiste, par rapport au théâtre dit de boulevard, qui poussa même des directeurs de théâtre et metteurs en scène à créer une association pour s’entraider face à la faiblesse des moyens et à l’exigence de leurs objectifs. Le Cartel des Quatre (Louis Jouvet, Gaston Baty, Charles Dullin, Georges Pitoëff) créé en 1927 s’est finalement dissous en conséquence du début de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi parce que l’ambition de l’entreprise se heurtait à de multiples difficultés et notamment un soutien très faible de l’État[14]. Après le conflit, l’État a commencé à soutenir cet art polymorphe en envisageant de le lier à la notion de service public, de lui octroyer des subventions, de créer en régions des structures identifiables (les centres dramatiques nationaux), tout en délaissant assez largement Paris, se contentant de l’activité des structures publiques historiques que sont la Comédie française[15], l’Odéon[16] et le plus récent TNP[17], ainsi que des nouvelles manifestations sortant les spectacles hors des murs — les festivals et en particulier celui d’Avignon.

Peu à peu, l’État est devenu à la fois « entrepreneur » et « stimulateur » de l’activité théâtrale, selon les termes d’un futur ministre de la Culture[18], professeur de droit à l’origine, qui succéda à de nombreux prédécesseurs parmi lesquels un homme de lettres, premier ministre d’État chargé des affaires culturelles. D’André Malraux à Jacques Lang, qui ont « régné » chacun une dizaine d’années à la tête du ministère de la Culture et depuis lors, des périodes difficiles se sont succédé. De la contestation de 1968[19], qui a, parmi d’autres saccages, occupé le théâtre de l’Odéon — inauguré neuf ans plus tôt par le président de Gaulle et son ministre lors de la première de la Tête d’or de Claudel — aux grèves et manifestations des intermittents du spectacle du début du xxie siècle, qui ont interpellé les pouvoirs publics et suscité des réactions législatives et réglementaires, le droit a semblé assez largement impuissant ou, en tout cas, insuffisant.

De tout temps, et cette situation n’est évidemment pas propre à la France, le théâtre a traversé des crises, des remises en cause. La fin de cet art a même été annoncée plusieurs fois. Strindberg écrivait ainsi en 1893 que « l’art dramatique est mort, comme la plupart des beaux-arts[20] », avant de reconnaître que, en fait de fin, c’était plutôt d’une renaissance qu’il faudrait parler, la naissance d’« un nouvel art dramatique » qui serait « de nouveau le fait des gens cultivés[21] »… Cette appréciation élitiste partagée par de nombreux auteurs et observateurs, qui contribue en creux à définir le théâtre comme un art, mérite d’être développée, en passant par la passion primitive qu’il suscite.

La haine peut-elle s’appliquer au théâtre et au droit ?

Si le terme lui-même de « haine » a été utilisé par le dramaturge à succès du xixe siècle Victorien Sardou pour intituler l’un de ses plus grands échecs depuis longtemps oublié[22], il n’est pour autant pas naturel de l’associer au théâtre non plus qu’au droit.

Il n’y a sans doute pas de meilleurs guides que Descartes et Freud pour éclaircir la notion et envisager ses applications. Pour Descartes, la haine fait partie des six passions primitives avec l’admiration, l’amour, le désir, la joie et la tristesse[23]. Définie comme « une émotion causée par les esprits, qui incite l’âme à vouloir être séparée des objets qui se présentent à elle comme nuisibles[24] », la haine engendre une séparation avec « la chose pour laquelle on a de l’aversion[25] ». Freud a repris l’opposition et la complémentarité entre amour et haine visant un seul et même objet, la haine trouvant, selon le psychanalyste, son origine dans les pulsions d’autoconservation[26]. C’est « la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation[27] ».

La haine pourrait donc s’appliquer tant à une chose qu’à un individu ou à un groupe de sujets, qu’à une idée — la démocratie[28] par exemple — ou encore à une discipline, à une science et même à un art. Des essais récents se sont attachés à démontrer combien la haine peut être vive à l’intérieur même d’un domaine ou d’un art majeur comme la musique[29] et la littérature[30]. Il ne s’agit pas ici de simplement et cyniquement chroniquer la « haine ordinaire[31] », mais de réaliser une introspection, de scruter les failles, les faiblesses intrinsèques à l’objet d’étude, de pointer sa face sombre, celle qui peut créer de la souffrance[32], ou un désir qu’il convient de réprimer[33].

Tout comme la haine de la littérature se définissant par une antilittérature, la « haine du théâtre » — qui a déjà fait l’objet de recherches universitaires littéraires[34] — pourrait se manifester par un antithéâtre venant des professionnels du théâtre eux-mêmes, c’est-à-dire aussi bien les auteurs affirmant une détestation initiale[35] ou au contraire une incompréhension progressive et une répugnance profonde[36], ou encore remettant en cause le théâtre quand il est pris dans sa seule dimension de divertissement[37], que les acteurs remettant en cause la précarité de leur situation d’intermittents du spectacle, ou enfin les spectateurs ou les non-spectateurs regrettant le prix des places ou les subventions pour un art qu’ils n’affectionnent pas… Mais l’antithéâtre n’est pas nécessairement un « non-théâtre », comme l’antidroit ne correspond pas au « non-droit », hypothèse théorisée par le doyen Jean Carbonnier la définissant comme « l’absence du droit dans un certain nombre de rapports humains où le droit aurait eu vocation théorique à être présent[38] ». Ce que l’on souhaite ici privilégier, ce sont les discours qui s’opposent au droit et au théâtre, qui les définissent en s’y opposant, pour reprendre en l’adaptant la définition de l’essai de William Marx sur La haine de la littérature[39]. Antithéâtre et antidroit mettent en jeu la problématique de la haine, dont les causes sont sans limites et l’intensité d’une grande variété, pour le théâtre comme pour le droit, qui ont tant de terrains communs d’études potentielles[40].

Subséquemment à la haine intrinsèque et endogène du théâtre, l’hypothèse d’une haine entre le théâtre et le droit s’expliquerait, si l’on reprend la théorie freudienne, à la fois par le caractère réciproquement nuisible d’une discipline sur l’autre et par leurs conservatismes mutuels. Il est dès lors intéressant de placer l’étude de cette passion, déjà entreprise dans d’autres disciplines, dans une double orientation. La première démarche, classique, est de se placer dans une perspective d’étude du droit appliqué à l’objet spécifique du théâtre. La seconde, plus originale, est de s’interroger sur la place du droit dans le théâtre dans la logique du courant droit et littérature ou droit dans les arts[41]. Le droit peut ainsi servir habilement de miroir aux introspections du théâtre et, inversement, le théâtre peut être utilisé comme « le miroir des crises du droit[42] », plaçant ainsi ce type de littérature en « rivale du droit[43] ».

Pour étudier ces jeux de miroir, des choix arbitraires ont été faits, le plus important étant celui d’une perspective résolument publiciste qui exclut donc notamment le domaine de la propriété intellectuelle, qui mériterait une étude en soi, en particulier les questions de plagiat et de droits d’auteur — qui ne sont pas absentes de l’art théâtral et occupent régulièrement les prétoires —, mais aussi les questions de droit à l’image, du statut social et fiscal des artistes[44]. Bien que de droit public, la question de la qualification d’activité de service public n’est pas non plus étudiée, car elle ne fait guère débat depuis les arrêts fondateurs du Conseil d’État, Astruc du 7 avril 1916[45] et Gheusi du 27 juillet 1923[46]. On ne peut cependant résister à citer le commentaire du premier par le doyen Maurice Hauriou, dont la conclusion témoigne d’une haine terrible du professeur de droit pour cet art qu’il ne considère d’ailleurs pas comme tel. Il y fustigeait « les entreprises de spectacle et de théâtre, qui ne présentent aucune nécessité, même financière, dont l’inconvénient même est d’exalter l’imagination, d’habituer les esprits à une vie factice et fictive, au grand détriment de la vie sérieuse, et d’exciter les passions de l’amour, lesquelles sont aussi dangereuses que celles du jeu et de l’intempérance[47] ».

Ce faisant, et au moyen d’exemples précis tirés aussi bien de la comédie antique que des tragédies classiques ou encore du théâtre réaliste, c’est la censure de la liberté d’expression — essentiellement en France — qui a été retenue pour éclairer la problématique de la haine du théâtre par le droit (partie 1), tandis que la représentation satirique du monde juridique illustrera la haine du droit par le théâtre (partie 2) avant de s’interroger, pour conclure, sur la question de l’engagement et de la responsabilité comme promesse d’un dépassement de la haine.

1 La haine du théâtre par le droit : la censure de la liberté d’expression

La haine guette, à de plus ou moins grands degrés, tous les auteurs et en particulier ceux qui proposent des idées novatrices ou non conventionnelles, qui échappent difficilement à tout contrôle, quelle que soit leur popularité[48] ou leur influence : par définition, un « génie est un accusé » selon Hugo qui, prenant l’exemple d’Eschyle, indique que, « vivant, [il] fut une sorte de cible publique à toutes les haines[49] », pensant sans doute aussi un peu à lui-même et à sa propre expérience de la censure[50], comme à celle d’autres grands auteurs à succès qui l’ont précédé, tel Racine, attirant « les haines » et assombrissant son « éclatante carrière[51] ».

Depuis Platon, qui recommandait dans La république[52] la surveillance des écrits destinés à la scène et considérait le théâtre comme une menace, cet art a toujours suscité une méfiance des personnes et des institutions publiques en charge de maintenir l’ordre public sur un territoire donné, quels que soient les types de régimes et les époques. Des règles de droit ont été érigées permettant un contrôle des États sur la production théâtrale, en vue tant de la contrôler que de la défendre. Le présupposé que le théâtre serait un art populaire a justifié paradoxalement un plus grand contrôle de cet art par le droit. C’est en effet en justifiant la nécessité de protéger un public populaire illettré que la plupart des systèmes de censure ont été mis en place pour contrôler le théâtre[53].

La censure peut revêtir deux formes — sans compter le privilège du roi sous l’Ancien Régime. Le contrôle a priori consiste en l’examen, par les pouvoirs publics, d’un texte avant sa publication ou sa représentation, tandis que le contrôle a posteriori s’exerce après la publication ou au moins une première représentation. C’est cette modalité répressive qui a d’abord existé en France, à laquelle s’est superposé le contrôle préventif à partir du tout début du xviiie siècle, nécessitant une autorisation préalable aux représentations. À la censure exercée par les autorités en charge de la police administrative s’ajoute le contrôle du juge, y compris européen, qui dénonce « toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance[54] ».

Trois périodes permettent d’illustrer les atteintes à la liberté d’expression : une controverse en 1789 entre Bailly, maire de Paris, et le dramaturge Chénier (1.1), les interdictions de pièces de théâtre aux xviiie et xixe siècles fondées sur les atteintes aux bonnes moeurs (1.2) et, enfin, les réactions aux scandales ou aux provocations du théâtre politique du xxe siècle à nos jours (1.3).

1.1 La haine de Bailly pour Chénier : la surveillance du théâtre dans la continuité de l’Ancien Régime

Si de tout temps la censure a pu être exercée, avec des implications variables[55], par les souverains eux-mêmes[56], elle a été officiellement instaurée en France beaucoup plus tardivement — en 1706 — que dans d’autres États, notamment l’Angleterre[57], et assurée par un censeur qualifié de manière délicieuse d’« intendant des menus plaisirs », dont Beaumarchais a, par exemple, si souvent pâti. Le barbier de Séville de 1775 a ainsi été interdit quatre fois, l’auteur indiquant dans une préface parue ultérieurement : « Il semblait que j’eusse ébranlé l’État » et fait surgir surtout « la frayeur que certains vicieux de ce temps avaient de s’y voir démasqués[58] »… Le mariage de Figaro ou La folle journée connaîtra le même destin, celui de rencontrer le succès du public au bout de trois années de censure et de lectures privées. Cette précision est importante, car les lectures privées, plus communément appelées les « lectures en salon », permettaient de contourner la censure et de faire connaître l’oeuvre à un public certes restreint, mais qui diffusait la connaissance de l’existence des oeuvres et assurait le plus souvent leur notoriété.

Au début de la période révolutionnaire, la liberté de l’activité théâtrale continue à être source de controverses. Un exemple peu connu mérite d’être relaté pour offrir une illustration des positions antagoniques entre le pouvoir et les auteurs de théâtre, dont la liberté d’expression est davantage contrôlée que tous les autres types d’artistes.

Jean-Sylvain Bailly, maire de Paris sous la Constituante, avait ainsi affirmé qu’à la différence de la liberté de la presse, qu’il considérait être à « la base de la liberté publique », le théâtre « où beaucoup d’hommes se rassemblent et s’électrisent mutuellement » doit être surveillé, même s’il « est une partie de l’enseignement public », car il « peut tendre à corrompre les moeurs ou l’esprit du gouvernement » et ne doit dès lors pas être livré à tout le monde[59]. Bailly était conscient de la « petite gêne pour les auteurs de ne pouvoir exposer sur la scène », mais en exprimant une haine non dissimulée pour ces derniers, faisait référence aux « délires de leur imagination », aux « corruptions de leur coeur », aux « principes dangereux » et « moeurs dépravées » auxquels ils exposent les spectateurs[60]. Cette vision n’est pas qu’anecdotique, car son appréciation faisait suite à une demande très précise qu’il interpréta de manière très contestable mais particulièrement intéressante au regard de la problématique de la haine. En effet, Bailly avait été saisi le 20 août 1789 de la demande des « comédiens français » — relayant la demande du public — de représenter la tragédie Charles IX de Marie-Joseph Chénier, qu’il considérait comme dangereuse en raison de son sujet — « faire voir un prince ordonnant le massacre de son peuple, et tuant ses sujets de ses propres mains[61] ». Il estimait que son obligation d’« administrateur » était de « juger avant l’événement […] sur le mal possible[62] ». Son appréciation était fondée sur la croyance qu’il ne fallait pas faire « haïr » le pouvoir royal[63], ne pas « aigrir les ressentiments et mettre la haine à la place de la justice[64] », et que certains révolutionnaires estimaient utile de « pousser » ainsi « à la haine du pouvoir des rois pour assurer le succès de la révolution[65] ». Chénier, quant à lui, estimait, pour faire accepter la représentation de sa pièce par l’Assemblée nationale, qu’aucune autre oeuvre ne faisait « haïr davantage la tyrannie, le fanatisme, le meurtre, les guerres civiles » et « aimer davantage la vertu, la liberté, la tolérance[66] ».

Le discours de Chénier prononcé devant les représentants de la Commune le 23 août 1789[67], venant contredire point par point la position de Bailly et affirmer le droit de « tout homme libre » à « pouvoir publier sa pensée » et la nécessité « d’abolir la censure », « atteinte au droit des hommes »[68], fait suite à une brochure d’une quarantaine de pages, écrite en juin 1789, intitulée De la liberté du théâtre en France[69], dans laquelle Chénier compare le théâtre à la presse en estimant qu’« il ne faut pas s’imaginer qu’on pense librement chez une Nation où le Théâtre est encore soumis à des lois arbitraires, tandis que la Presse est libre », alors que « ce n’est pas à la fin du dix-huitième siècle que des Français peuvent contester l’extrême importance du Théâtre[70] ». Pour Chénier, « [l]a mission des Censeurs », « agents subalternes du Gouvernement », est de « faire la guerre à la raison, à la liberté[71] » et, finalement, de contribuer à cette « haine publique[72] ».

Ces témoignages jusqu’à présent peu commentés confirment que le pouvoir, qu’il soit établi ou en conquête, n’hésite pas à instrumentaliser le théâtre pour exciter les esprits dans un sens déterminé et susciter la haine contre tout ce qui s’oppose à son but avec une récurrence surprenante de l’emploi de cette terminologie de « haine » en relation avec le droit ou la justice.

1.2 La haine des atteintes aux bonnes moeurs : les interdictions des xviiie et xixe siècles

La censure, « vieux débris oublié de l’ancienne monarchie », institution « déplacée dans un régime de liberté de la parole et de l’imprimé[73] » pour Edmond de Goncourt — qui donne dans sa Lettre aux censeurs de 1888 des exemples grotesques d’incrimination[74] —, va donc continuer à exister aux xviiie et xixe siècles, en dépit de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[75], et à faire passer au crible toutes les pièces avant représentation. En cas d’avis négatif, les auteurs essayaient généralement d’expurger leur texte des passages incriminés, sans que cela convainque toujours les censeurs lors d’un nouvel examen[76].

Si l’on met de côté le théâtre de vaudeville, délibérément écarté de l’étude, deux exemples, parmi de nombreux, peuvent illustrer cette censure routinière et moralisatrice.

Le roman d’Alexandre Dumas fils, La dame aux camélias, a fait l’objet d’une adaptation théâtrale dont l’interdiction a été prononcée en 1851 par le comité de censure à la suite de trois rapports, au motif de la mise en scène de « la vie fiévreuse, sans retenue et sans pudeur, de ces femmes galantes, sacrifiant tout, même leur santé, aux enivrements du plaisir, du luxe et de la vanité[77] ». La pièce sera finalement autorisée l’année suivante après le coup d’État. A contrario de la motivation de la censure de 1851 et comme la suite de sa carrière d’auteur de théâtre sous le Second Empire en témoignera, c’est la lecture moralisatrice de La dame aux camélias qui explique la levée de l’interdiction et l’engouement du public bourgeois pour ce protecteur des valeurs patriarcales, dont la misogynie effroyable susciterait, si elle était ainsi formulée aujourd’hui, les réactions haineuses d’associations féministes.

Alfred de Musset fit l’objet de la haine récurrente des censeurs. La justification de « la trahison, [de] l’adultère et [du] meurtre » dans André del Sarto et le fait que sa représentation soit demandée par le Théâtre de l’Odéon, « fréquenté par la jeunesse des écoles et subventionné par l’État[78] », ont justifié une interdiction qui n’a été levée qu’après des modifications significatives[79]. La demande d’autorisation par la Comédie française de représenter On ne badine pas avec l’amour, qui avait déjà été jouée plusieurs fois et faisait l’objet d’« une notoriété publique favorable[80] », a suscité l’embarras de la commission des censeurs quelques années après la mort de l’auteur, en raison du « souffle d’irréligion qui parcourt tout l’ouvrage[81] », qui a préféré ne pas prendre la responsabilité d’une autorisation et a soumis la « question à la haute appréciation de Son Excellence[82] », qui l’a accordée. La pièce Lorenzaccio fut interdite moins en raison de son caractère amoral — l’argument tournant autour d’un jeune homme bien né qui sombre peu à peu dans la débauche, reflet de la propre vie d’Alfred de Musset — que pour une raison politique. En effet, cette histoire, inspirée d’une conspiration républicaine contre Alexandre de Médicis en 1537, paraissait être sous le règne de Napoléon III un spectacle dangereux à montrer au public pour les raisons suivantes : « [l]es débauches et les cruautés du jeune duc de Florence Alexandre Médicis, la discussion du droit d’assassiner un souverain dont les crimes et les iniquités crient vengeance, le meurtre même du prince par un de ses parents, type de dégradation et d’abrutissement[83] ». L’auteur n’a jamais vu sa pièce jouée, car elle ne fut représentée pour la première fois que près de 40 ans après sa mort, soit en 1896, et n’entrera au répertoire de la Comédie française qu’en 1927, après plusieurs refus.

1.3 La haine du théâtre politique : les scandales à partir du xxe siècle

Si, depuis 1830, la censure a été abolie s’agissant des écrits et en particulier de la presse — dont la liberté est affirmée dans la fameuse loi de 1885, jamais remise en cause depuis, le théâtre a continué à faire l’objet d’une surveillance jusqu’en 1906[84]. L’instrumentalisation se répète en effet à chaque changement de régime qui prétend supprimer la censure et la réintroduit sous d’autres formes. La censure disparaît officiellement à l’occasion du refus du Parlement de voter les crédits rémunérant les censeurs, ce qui n’a en réalité pas supprimé la possibilité d’interdire a posteriori les spectacles venant perturber l’ordre public, dans ses composantes que sont le bon ordre, la sécurité, la salubrité et la tranquillité publiques. Autant dire que le pouvoir en place a les moyens, pour des motivations très nombreuses, d’exercer un contrôle étroit dont la sévérité va évoluer à l’époque contemporaine avec les mutations de cet art et de sa concurrence par d’autres arts comme le cinéma. La période particulière du régime de Vichy et de l’Occupation durant la Seconde Guerre mondiale a créé un autre type de censure couplé à la promotion d’un théâtre de propagande, qui a compromis certaines institutions théâtrales — allant jusqu’à imposer le changement de nom de certains établissements et entraînant l’occupation d’autres lieux —, mais qui n’a cependant pas empêché la création de pièces critiques, bien qu’ambiguës pour certaines d’entre elles[85].

Les moeurs évoluant, le degré de tolérance des pouvoirs publics comme du public n’est pas comparable avec celui des xviiie et xixe siècles. Absolument rien de ce qui motivait les interdictions d’alors ne ferait guère plus sourciller les spectateurs du xxie siècle. Cette évolution a pour conséquence que la censure a posteriori est devenue une préoccupation moins immédiate des pouvoirs publics. Ces derniers doivent en revanche répondre plus fréquemment à des demandes venant du public, ou à des revendications portées par des groupes — souvent des associations de défense ou de protection de valeurs morales ou religieuses — n’ayant généralement aucun intérêt pour l’art dramatique en général et l’esthétique théâtrale en particulier, mais souhaitant voir tel ou tel spectacle interdit pour des raisons généralement politiques ou religieuses. L’origine de la censure s’est en cela déplacée, ce qui correspond aux voeux de nombreux auteurs que « le public seul juge des pièces[86] ».

De fait, un grand nombre de metteurs en scène ont, pour créer le scandale ou s’assurer une notoriété rapide mais parfois éphémère, multiplié les provocations dans la représentation aussi bien d’oeuvres classiques que contemporaines qui se revendiquent appartenir à un « théâtre politique ». Ils n’ont cependant pas toujours suscité l’opposition des autorités en charge de la police administrative, lesquelles n’ont par ailleurs pas nécessairement suivi les réactions ou les demandes haineuses d’un certain public[87].

La décennie 60 a été une époque charnière avec le point culminant de 1968, année de contestations et de provocations en tous genres suscitant des réactions tourmentées du public, des critiques[88] ou des pouvoirs publics, lesquels ont entretenu des relations tendues avec le monde du théâtre. Le désaveu du directeur de l’Odéon — Jean-Claude Barrault — par le ministre de la Culture à la suite de l’occupation puis de l’évacuation du théâtre par la force et les différentes interdictions préfectorales — en particulier La paillasse aux seins nus de Gérard Gelas et sa compagnie du Théâtre du Chêne-Noir, pour « risque de trouble à l’ordre public » et « atteinte à la personne du chef de l’État[89] », entraînant des manifestations de soutien de différentes troupes, notamment celle de Maurice Béjart, à Avignon, et d’expulsions avant la fin du Festival — ont ravivé les haines mutuelles. Les trois décennies suivantes, soit les années 70, 80 et 90, ont été une longue suite d’expérimentations[90], mais aussi de performances osées, souvent vulgaires, ayant pour ambition d’utiliser pleinement la liberté d’expression artistique, à grand renfort de nus ou de tout autre moyen scénique permettant de créer le scandale[91].

Le théâtre de la fin du xxe siècle et du début du xxie cherche probablement ses marques entre des directions variées, c’est-à-dire un retour aux sources — remaniant le théâtre antique ou les grands classiques[92] — ou la mise en valeur de pièces questionnant l’histoire ou l’actualité politique dans une dimension dominante touchant au droit politique[93], ou encore mêlant les deux[94]. Parallèlement à la thématique révolutionnaire allant de Büchner[95] à Césaire[96] en passant par Rolland[97] et le Théâtre du Soleil[98], un penchant marqué pour les réflexions sur les fanatismes[99], qu’ils soient politiques ou religieux, utilisant de concert l’histoire et l’actualité, s’affirme depuis les années 40.

La résistible ascension d’Arturo Ui a été écrite par Bertolt Brecht en 1941. Jouée régulièrement depuis, elle propose une réflexion sur la montée au pouvoir d’Hitler transposée dans le Chicago des années 40 et interroge le spectateur — jusque dans l’adjectif « résistible » du titre de la pièce — sur sa capacité à résister, tout en se moquant du droit[100]. C’est le même sens que l’on peut donner à la création au Festival d’Avignon de 2016 des Damnés, inspirée du film de Visconti de 1969 qui avait fait scandale et reste interdit aux moins de 12 ans. Dans la mise en scène non moins provocatrice que le film — ayant entraîné la mention selon laquelle « certaines scènes sont susceptibles de heurter la sensibilité des plus jeunes[101] » — d’Ivo van Hove, la troupe de la Comédie française vient se poster à plusieurs reprises en silence devant le public, comme pour l’interroger sur sa « résistibilité », lequel public est fusillé tout au long des quinze dernières secondes de la représentation par Martin, le seul survivant, ce qui, après l’attentat de la salle de spectacle du Bataclan le 13 novembre 2015 à Paris, résonnait comme un acte de résistance du théâtre face à tous les types de fanatismes, mais aussi de provocation potentielle à l’égard de l’État, dont le credo est à la prorogation indéfinie de l’état d’urgence. La censure s’adoucit-elle pour préserver avant tout la liberté d’expression face à la contestation de cette dernière par des groupes extérieurs utilisant les moyens les plus extrêmes et violents de la haine ?

La sensibilité des censeurs d’aujourd’hui est donc nécessairement affectée par les attentats et les assassinats de masse répétés, perpétrés sur le sol français. Le législateur et l’exécutif sont placés dans la difficile position de préserver la liberté d’expression artistique qui fait l’objet d’attaques spécifiques, tout en protégeant la population pour ne pas favoriser une libre expression pouvant servir de cible, ce qui peut alors rendre nécessaire l’activation d’une censure préventive aboutissant à la fermeture des salles de spectacle[102] ou d’une censure répressive pouvant porter aussi bien sur l’affiche que sur le nombre de représentations d’une pièce de théâtre[103].

Les auteurs et les metteurs en scène de théâtre ont donc dû de tout temps et à chaque instant lutter contre la haine qui menace leur liberté d’expression, alors même que le théâtre est peut-être « le dernier lieu de la liberté d’expression[104] ». En retour, la haine du théâtre, profitant de la « force de la littérature » pour « contester librement le droit […] de le subvertir par le doute et l’ironie[105] », s’est parallèlement manifestée, pointant le chaos et le désordre face au droit qui doit privilégier la cohésion et assurer l’ordre…

2 La haine du droit par le théâtre : la satire du monde juridique

« Le théâtre est un creuset de civilisation. C’est un lieu de communion humaine […] C’est au théâtre que se forme l’âme publique », comme l’a joliment écrit Hugo[106]. Cela n’est possible que parce que depuis les origines du théâtre antique jusqu’à nos jours, des auteurs se sont attachés à ancrer leurs pièces dans le réel, ce qui a suscité d’ailleurs la création de l’expression et de la catégorie de théâtre dit « réaliste », le mouvement du réalisme n’étant pas propre au théâtre. Le plus souvent, cela les a conduits à mener une réflexion essentiellement sociale, caricaturant parfois les relations entre les êtres humains, qu’ils soient en couple ou en groupe, dans un contexte familial ou professionnel. En revanche, le droit en tant que tel ne semble pas intéresser à première vue la majorité des dramaturges, quand bien même l’un des premiers « génies[107] » de la tragédie, 500 ans avant notre ère, le poète Eschyle, plaçait au coeur de son oeuvre « l’idée de justice, qu’il serait aisé de relier à celle de liberté », où « chaque tragédie pose une question de droit, d’un “droit-qui-se-déplace”, où l’homme-qui-avait-raison abuse de ses titres et met le tort de son côté, où la vengeance dépasse le dommage subi[108] », où le « genre humain » sent « dans Prométhée poindre le droit[109] ». Sophocle ne dira pas autre chose dans son Antigone, « rebelle aux ordres du roi » qui ne sont pas « la Justice[110] » et qui se rend coupable et se voit condamnée pour ne pas avoir obéi à des lois prises en vertu d’un pouvoir absolu et vengeur.

Au-delà de ces exceptions notables, peu d’auteurs de théâtre — qu’ils se revendiquent comme classiques, romantiques, naturalistes, réalistes, symbolistes, déconstructivistes ou poststructuralistes — entendent mener une réflexion théorique sur le droit ou la justice, non plus qu’une appropriation d’un fait ou d’un cas[111] et voient rarement l’utilité de l’observation de ce monde pour leur propre travail théâtral[112]. De manière transversale à tous ces courants ou catégories — peu intéressants en eux-mêmes d’ailleurs —, c’est la probable incapacité ou difficulté à représenter fidèlement le droit ou à envisager des conséquences juridiques — consubstantielles par exemple aux thèmes du suicide[113] ou du viol[114] abondamment utilisés dans les tragédies — qui explique peut-être cette lacune.

La représentativité du droit au théâtre se pose. Un texte de droit ou un discours sont-ils théâtralisables comme tout autre texte ou discours ? Il n’y a certainement pas d’obstacle économique, technique, artistique ou moral à théâtraliser un texte de droit. Mais la question de la faisabilité n’est pas le sujet. En revanche, savoir en quoi il peut être intéressant de théâtraliser un discours ou un texte juridique est pertinent. La même question peut — et a pu — être posée s’agissant de l’opéra[115], et recevoir une réponse identique qui est de transmettre des messages en appelant à une sensibilité allant au-delà d’une réflexion strictement rationnelle et en provoquant des émotions[116], si ce n’est des passions — joie, tristesse, etc.

Néanmoins, la récurrence du vocabulaire juridique ou de notions supposant un traitement juridique est étonnante chez un grand nombre d’auteurs, y compris quand le contexte de la pièce ne tire aucun bénéfice de l’insertion dudit fait juridique. Ces auteurs semblent avoir en commun de haïr le juriste, quel qu’il soit — magistrat, avocat, législateur, huissier, notaire — et jouissent pareillement de cette liberté que donne le théâtre — comme la littérature en général — pour imaginer, inventer, créer au besoin en allant contre toute vraisemblance ou vérité juridique, que ce soit dans le théâtre comique d’Aristophane, de Racine ou de Molière (2.1), mus par la haine commune du monde judiciaire, ou par celle du droit processuel dans le théâtre didactique de Brecht et dans l’oeuvre unique du Procès qui a été théâtralisée (2.2). La haine de Shakespeare, enfin, est singulière en ce qu’il s’agit d’une satire féroce du monde du droit qui ressort de son oeuvre pléthorique, laquelle accorde en outre une place originale, par rapport aux autres auteurs, à la contestation de la norme (2.3).

2.1 La haine du monde judiciaire dans le théâtre comique d’Aristophane, de Racine et de Molière

Au temps d’Aristophane, le théâtre était « l’affaire de la cité tout entière[117] », particulièrement durant les concours dramatiques auxquels il avait participé très jeune. Les guêpes, qui datent de 422 avant Jésus-Christ, mettent en scène Philocléon, vieil homme prêt à tout pour assouvir sa passion de juger, que son fils Bidélycléon essaie de contrer en l’assignant à résidence. À travers cette comédie hilarante, le poète grec cherchait fondamentalement à dénoncer l’organisation judiciaire athénienne, organisée autour de jurys populaires composés de centaines, voire de milliers de citoyens se réunissant dans un tribunal appelé « héliée » à l’agora. Les héliastes exerçaient ainsi une part du pouvoir démocratique et en retiraient une rétribution financière, si bien que le système poussait lui-même à la judiciarisation extrême de la vie de la Cité. Le poète s’en moque, tournant en dérision la manie de juger, qui entraîne le vieillard — symbolisant la Cité[118] — à des actions insolites — s’enfuir par les fenêtres, les canalisations, la cheminée — qu’Aristophane se délecte à égrener pour leur effet comique, et prouver la gravité de cette « maladie étrange[119] », tout en faisant des allusions nombreuses à la procédure athénienne témoignant à la fois de sa technicité, de sa précision et de sa variété[120]. La rigueur et l’impartialité des juges sont totalement décriées, d’une part, par la démonstration de leur influençabilité — lors des plaidoiries devant eux — et, d’autre part, par leur parti pris[121], qui rend leur obsession plus grave qu’au premier abord : c’est moins l’acte de juger qui semble leur importer que celui de condamner, au mépris de ce que l’on appelle aujourd’hui le « droit au procès équitable[122] ».

Il n’est pas certain que l’on puisse tirer de cette comédie d’Aristophane l’analyse selon laquelle la tragédie grecque ne serait « pas une leçon de démocratie » et ne ferait pas du théâtre politique, mais produirait simplement une « opération politique » en plaçant au sein de la Cité grecque ce « qui questionne le politique, le met en jeu en montrant ce qu’il refuse et rejette[123] ». La leçon d’Aristophane sous ses habits de comédie est amère, elle ne se borne pas à constater les dysfonctionnements, elle est force de proposition, elle est un appel à la réforme. C’est tout le sens de la dernière partie de la pièce, dont l’optimisme ne doit pas dissimuler la portée.

Deux millénaires plus tard, la même thématique apparaissait dans le Royaume de France. Les plaideurs est une pièce originale dans l’oeuvre de Racine, en ce qu’elle appartient au registre de la comédie peu familier au tragédien et qu’il n’a expérimenté qu’à cette seule occasion, jaloux, dit-on, du succès de Molière sur les deux terrains de la comédie et de la tragédie. Créée en 1668, elle met en scène certes des plaideurs, comme son titre l’indique, mais surtout le juge Daudin, obsédé par l’acte de juger. L’origine de ce texte est encore incertaine. Son fils, Louis, rapporte dans ses mémoires qu’il « s’agirait des tracasseries que valut à son père le prieuré de l’Espinay : “Fatigué enfin du procès, las de voir des avocats et de solliciter des juges, il abandonna le bénéfice et se consola de cette perte par une comédie contre les juges et les avocats”[124]. » Mais selon Racine lui-même, il s’agirait d’une adaptation des Guêpes sur la suggestion de ses amis — parmi lesquels La Fontaine[125].

Dans Les plaideurs, toutes les actions du juge sont des « extravagances[126] », dans une intentionnalité scénique prononcée de faire rire. Dès l’acte I, où Dandin saute par la fenêtre pour échapper au confinement à son domicile qui lui a été imposé par son fils Léandre, jusqu’à l’acte III, où il va se délecter à juger un chien venant de dérober un chapon, les actes de juger et de plaider sont ridiculisés, présentés comme des vices — sans que le terme soit employé — équivalents à ceux de l’avarice ou des plaisirs du jeu ou de la boisson. Mais la portée de cette comédie est modeste. À la différence d’Aristophane, l’ambition de Racine n’est pas de dresser un réquisitoire contre le système judiciaire français, mais simplement de proposer un exercice de style qu’il s’est imposé — au détriment des juristes (avocats[127] et juges) qu’il présente, sans forcément y croire lui-même[128], comme haïssables et inguérissables[129].

Racine n’a pu surpasser Molière qui, bien qu’il n’ait étonnamment pas eu l’idée d’écrire une pièce centrée sur l’une des figures du droit comme il a pu le faire des médecins, a distillé dans son oeuvre comique de très nombreuses petites haines du droit, en particulier dans Le misanthrope, créé en 1666, où l’on apprend dès la première scène qu’un procès en cours tourmente Alceste, qui tourne mal progressivement et enfin qui est perdu à l’acte V. Nul détail n’est donné sur le cas ; ce sont les dysfonctionnements de la justice et la corruption des magistrats qui sont mis en valeur par Molière. Alors que son ami Philinte lui avait conseillé à mots couverts (« donnez au procès une part de vos soins[130] ») d’entrer en contact avec les juges pour les corrompre (« Aucun juge par vous ne sera visité ? »), Alceste lui oppose « [l]a raison, [son] bon droit, l’équité » et qu’il préfère perdre son procès[131]. C’est ce qui se produit en effet à la scène 1 de l’acte V et qui provoque sa fureur à la fois puérile et naïve : « J’ai pour moi la justice, et je perds mon procès ! » et éructe contre son adversaire qui a réussi à « [r]enverse[r] le bon droit et tourne[r] la justice[132] ! » Ce « bon droit maltraité » provoque en lui « [c]ontre l’iniquité de la nature humaine […] de nourrir pour elle une immortelle haine[133] ».

Bien que cet exemple soit amusant, sa portée est somme toute limitée, car l’intention de Molière est moins de porter un jugement universel sur le monde du droit et sur la justice que de dresser le portrait d’un esprit contrarié par toutes choses, ses amours, ses amitiés, ses procès. Cela est confirmé par les nombreux autres exemples de procès contrariants dans le théâtre du dramaturge français : Frosine essaie ainsi d’amadouer Harpagon dans L’avare, pour lui soutirer un peu d’argent en raison d’un procès qu’elle est « sur le point de perdre[134] ». Dans Les femmes savantes, c’est Ariste qui apprend à Philaminte qu’elle a « perdu absolument » le procès qu’elle devait gagner[135]. Dans Les fourberies de Scapin, celui-ci expose à Argante tous les tracas et les frais d’un procès et « les sottises que disent devant tout le monde de méchants plaisants d’avocats », après avoir catégoriquement indiqué que la seule pensée d’un procès serait capable de le « faire fuir jusqu’aux Indes[136] ». Dans Monsieur de Pourceaugnac, Sbrigani répond à l’étonnement de Pourceaugnac sur l’absence de respect des formes de la justice, qu’« ils commencent ici par faire pendre un homme, et puis ils lui font son procès » avec « une haine effroyable[137] ». Enfin, l’on peut citer Dom Juan dans lequel le doyen Carbonnier percevait « comme une sourde apologie du divorce, et du divorce le plus libertaire, pour simple incompatibilité d’humeur, un siècle et plus avant la Révolution, qui devait en faire une réalité pour un temps[138] ».

2.2 La haine du droit processuel dans le théâtre didactique de Brecht et Le Procès

Brecht, pour qui le « théâtre peut avoir à représenter des processus qui influent sur le destin des peuples, ou de grandes passions. L’instinct de puissance, par exemple[139] », s’est attaqué au monde juridique, comme il s’en est pris à tous les domaines et espaces permettant d’illustrer et de dénoncer la lutte des classes. « Les lois ne sont faites que pour exploiter ceux qui ne les comprennent pas, ou ceux que la misère la plus noire empêche de s’y conformer », affirme-t-il déjà en 1928 dans L’opéra de quat’sous[140]. Dans la moins connue et beaucoup plus brève pièce L’exception et la règle, faisant partie des exercices didactiques de 1930, le procès de l’exploiteur (le marchand) accusé du meurtre de l’exploité (le coolie) se déroule selon une logique de classe et de préjugés, conduisant le juge, en dépit des témoignages et des évidences, à faire prévaloir sur l’illogisme de la réaction du dominé — qui avait apporté par crainte d’un « procès[141] », en plein désert, une gourde d’eau à son employeur, lequel croyait qu’il voulait l’assommer avec une pierre — un « état de légitime défense fondée en droit[142] » en faveur de l’accusé qui est acquitté. Cette scène finale du Tribunal, très éloignée et décalée en apparence[143] de la course dans le désert, donne la raison d’être au titre de la pièce et à la « distanciation » dont Brecht est le théoricien, espérée à partir de l’affirmation du marchand entérinée par le juge : « il faut s’en tenir à la règle » qui est « oeil pour oeil », c’est-à-dire rejeter « l’exception » selon laquelle un dominé ne peut avoir voulu porter secours au dominant, son ennemi.

Si Brecht ne prend le droit processuel que comme un outil d’illustration de son théâtre social, le tribunal devient le lieu paradigmatique du rapport de l’homme au monde, que le spectateur puisse ou non s’identifier aux faits[144], mais que l’auteur souhaite « éduquer », « préparer » pour permettre un changement de société. Cette ambition est certes absente de la pensée angoissée de Franz Kafka, ce qui ne doit pas empêcher de voir des « connivences[145] » entre les deux auteurs, en particulier dans leurs dénonciations de l’irrationalité des décisions juridictionnelles, sous couvert d’un droit processuel rigoureux, produisant une « comédie de justice[146] ».

Bien que Kafka ne soit pas un dramaturge, nombre de ses pièces ont été adaptées au théâtre, sans doute parce que, comme l’a joliment écrit Walter Benjamin, son monde « est un grand théâtre[147] ». C’est le cas en particulier de l’un de ses romans les plus connus, Le procès qui a été réécrit par André Gide et Jean-Louis Barrault — reprenant les phrases clés du roman — pièce bien moins connue que le roman original ou l’adaptation cinématographique d’Orson Welles. Il n’est pas étonnant que l’écrivain français — dont le père était professeur de droit à la faculté de Paris — sur lequel de tout temps « les tribunaux ont exercé […] une fascination irrésistible », au point de publier ses Souvenirs de la cour d’assises[148] après son expérience de juré en 1912, ait voulu mettre en scène le chef-d’oeuvre de 1925 de l’écrivain pragois, docteur en droit. Si la création au Théâtre Marigny en 1947 n’a pas fait l’objet de critiques unanimes, la transformation du célèbre roman, à partir de la traduction de Vialatte, est une véritable création théâtrale, réussissant à mettre en valeur de manière peut-être encore plus efficace le rapport ambigu de l’être humain face à la machine judiciaire, selon qu’il est extérieur à son fonctionnement et souvent séduit par « les affaires de justice[149] » ou impliqué comme accusé. Ce dernier fait alors face à un monstre froid, se heurte à des codes inconnus, des portes fermées, car une fois que « [l]a procédure est engagée », « l’affaire va suivre son cours[150] » jusqu’à la condamnation que l’on devine dès le commencement en vertu de « Rè-gle-ments su-pé-rieurs[151] », même si l’intéressé ne connaît ni « l’autorité qui dirige [son] procès[152] », ni la loi appliquée, ce qui prouve qu’il ne peut pas savoir qu’il n’est pas coupable… Peu importe, car l’affirmation du « Grand juge » — proche de celle de l’officier de la pièce Dans la colonie pénitentiaire[153] — est que « [l]’accusé n’a pas à savoir de quoi on l’accuse ; du moins pas avant sa condamnation[154] ». De toutes façons, la condamnation est inévitable puisque « l’acquittement réel » étant impossible, seuls « l’acquittement apparent » ou « l’atermoiement illimité[155] » donnent momentanément de l’espoir à l’accusé face à cette « Justice [qui] n’admet et ne reconnaît aucune espèce de preuves[156] » et qui finit par l’exécuter dans l’indifférence ou le déni populaire[157].

À la différence de tous les dramaturges qui l’ont précédé et lui ont succédé, et qui ont utilisé des termes ou des situations juridiques de manière parfois récurrente mais sans y engager leur oeuvre entière, Shakespeare a placé la haine du droit au coeur de son oeuvre.

2.3 La haine de l’univers juridique dans le théâtre de Shakespeare

Nul autre auteur que Shakespeare ne peut mieux illustrer dans son oeuvre la capacité du théâtre à représenter le droit. Dans cette Angleterre des xvie et xviie siècles, propice à la théâtralisation de la monarchie — où la grande reine Élisabeth 1re aurait dit : « Nous les princes, sommes installés comme sur une scène à la vue du monde[158] » —, l’omniprésence du droit peut ne pas surprendre. Shakespeare a réalisé un chef d’oeuvre de « non-droit » à l’image de la devise du blason de sa famille[159] en parsemant toute son oeuvre de questions de droit public et de droit privé de tous ordres, car on trouve, tant dans ses comédies que dans ses tragédies, un concentré de questions de droit pénal, de droit de la famille, de droit des successions, de droit constitutionnel et autres. Les contrats de mariage, en ce qui concerne le droit privé — dans Roméo et Juliette, Le marchand de Venise, Mesure pour mesure… —, la théorie des deux corps du roi et de la continuité monarchique, pour ce qui est du droit public — Richard II, Henri IV, Henri V, Richard III…[160] — , sont les plus fréquents de ces aspects.

Mais c’est surtout dans la représentation satirique de l’univers juridique que le poète anglais excelle. Plus intéressante encore que la sévère peinture des caractères ou des figures du droit[161], comique — mais qui ne le distingue pas d’autres auteurs — est son appréhension de la norme. Shakespeare est obsédé par la norme législative. Dans cette Angleterre traditionnellement qualifiée de « mère du Parlement », trouver « la mère la Loi[162] », qualifiée plus loin de « vieux bouffon » — ce qui est piquant dans la bouche de Falstaff[163] — a de quoi interpeller, car l’auteur s’affranchit, au-delà des qualifications, de tout respect pour celle qui fut et reste la norme suprême dans ce pays. La loi ne sert que de décorum et elle peut être contournée à l’envi ou, au contraire, servir de justification en étant instrumentalisée par ceux qui la détournent.

Brutus et Sicinius évoquent ainsi le mythe sacré de la loi pour monter les citoyens contre Coriolan en indiquant qu’il « a bravé la loi. La loi lui refusera toute autre procédure que la sévérité de la puissance publique qu’il a ainsi tenue pour rien[164]. » Dans Mesure pour mesure, c’est une loi oubliée punissant les relations sexuelles hors mariage qui est exhumée sans certitude sur la validité de son applicabilité, à part pour Angelo en charge de l’appliquer — « La loi pour être endormie, n’était pas morte[165] » — et derrière laquelle il s’abrite pour condamner et tenter un chantage ignoble avec la soeur du condamné : « C’est la loi et non pas moi qui condamne votre frère[166]. » Dans Le marchand de Venise, qui consacre un acte entier à la scène d’un procès fictif, les lois — de Venise — sont utilisées au gré de l’habilité du faux juge — Portia déguisée. D’une part, par une interprétation a contrario, l’application d’une loi invoquée par le requérant lui devient défavorable et, d’autre part, un texte jusqu’alors inconnu — loi sur les étrangers —, dont Shylock ne prend même pas la peine de vérifier l’existence, entraîne sa condamnation à mort à laquelle il n’échappe que par la grâce du doge.

Shakespeare se moque de la loi, de ceux qui la font et l’appliquent[167] : « Let us kill all the lawyers ! » s’écrit Dick le boucher dans Henry VI[168]. Si la menace de l’assassinat collectif de la communauté des juristes n’est pas mise à exécution dans le théâtre de Shakespeare, elle le sera dans une tout autre période et genre théâtral, par Alfred Jarry : dans Ubu roi — dont la cruauté n’a rien à envier aux monarques shakespeariens — après les nobles, passent « à la trappe » 500 magistrats qui se sont opposés « à tout changement » à la suite de l’annonce par Ubu de réformer la justice, et l’expression de leur « horreur, « infamie », scandale », « indignité » à la suppression de leurs émoluments et remplacement par « les biens des condamnés à mort[169] ».

De cet antidroit et cet antithéâtre résultant de ces haines multiples et réciproques, il convient de trouver une échappatoire qui permette, sans les nier, de les dépasser.

Conclusion : L’engagement et la responsabilité du théâtre ou le dépassement de la haine

De nombreux auteurs et metteurs en scène de théâtre — que l’on peut véritablement considérer, en tout cas de nos jours, comme des coauteurs, si ce n’est comme « créateurs[170] », en ce qu’ils prennent « en charge la “partie immatérielle” » et proposent « une lecture, une interprétation de la pièce[171] » — se sont efforcés de mener une réflexion sur le sens qu’ils donnent à leur art. Celui qui a poussé le plus loin la théorisation de l’activité théâtrale et de l’essence du théâtre est évidemment Antonin Artaud. Ces centaines de pages — Le théâtre et son double — dans lesquelles il commence par comparer le théâtre à la peste, qui comme elle doit « vider collectivement des abcès », exposent le concept principal — Le théâtre de la cruauté[172], dans lequel le plaisir et le divertissement sont exclus. Abondamment commenté — par de savants auteurs parmi lesquels le philosophe Jacques Derrida[173] — et copié ou revendiqué, Le théâtre de la cruauté offre peu de perspectives au juriste. Déroutant également est Le théâtre de la mort de Tadeusz Kantor dont l’approche radicale et avant-gardiste s’oppose à la narration, en ne concevant pas l’art comme un miroir, comme une illustration de la réalité, mais comme devant apporter des réponses, en privilégiant le visuel sur le texte[174].

Beaucoup de dramaturges ont justifié leur engagement soit directement dans leurs oeuvres comme Karl Kraus ou Georg Büchner[175], soit par — ou parallèlement à — des écrits spécifiques expliquant leur démarche et leur vision de l’art théâtral. Peu d’entre eux ont cependant légitimé leur démarche en termes juridiques, en ayant conscience des conséquences et de l’influence d’un discours sociétal sur l’environnement juridique, sur l’évolution des règles de droit conjointement aux évolutions de la société[176], que les auteurs de théâtre contribuent à façonner, à observer, à critiquer, et parfois même à éduquer. Plus rares encore sont ceux qui ont, par un instrument juridique, imposé une volonté produisant ce que l’on propose de qualifier d’« engagement politique post-mortem[177] ».

Il convient d’ajouter une précision non négligeable qui est que le regard critique, introspectif et novateur, émane principalement — mais pas exclusivement — de personnalités du théâtre qui ont en charge les plus grandes institutions théâtrales nationales, lesquelles sont dirigées soit par des metteurs en scène reconnus[178], soit par des auteurs quelquefois atypiques[179] et parfois même par des acteurs[180]. Ils sont les héritiers d’une longue tradition de chefs de troupes, comme Molière au Palais-Royal et Shakespeare au Globe, ou plus récemment Jean Vilar avec le TNP à Chaillot, Antoine Vitez à Chaillot puis à la Comédie française ou Patrice Chéreau au Théâtre des Amandiers à Nanterre. Ces personnalités engagées du théâtre supposent aussi qu’un public engagé les suive, si ce n’est accepte ou soutienne leurs prises de risque. Comme l’a très délicatement écrit Albert Camus, auteur de plusieurs pièces de théâtre : le but de l’art « n’est pas de légiférer ou de régner, il est d’abord de comprendre […] l’artiste, au terme de son cheminement, absout au lieu de condamner. Il n’est pas juge, mais justificateur. Il est l’avocat perpétuel de la créature vivante, parce qu’elle est vivante[181]. »

Les protestations, les revendications et les engagements mutuels, ainsi que la capacité de « transgression[182] » et d’indignation, sont particulièrement essentiels dans les périodes de troubles ou de terreur qui appellent de part et d’autre une réception pour continuer à la fois à rêver et à résister par l’art. Comme l’indiquait plaisamment Aristophane dans la parabase des Guêpes par la voix du coryphée : « à l’avenir, ô bizarres gens, quand vous aurez des poètes qui chercheront à dire et à inventer quelque chose de neuf, chérissez-les davantage et soignez-les : conservez leurs pensées et mettez-les dans vos coffres avec les coings. De cette façon, vos vêtements pendant toute l’année exhaleront un parfum… d’habileté[183] ».

Sans revenir sur des écrits déjà abondamment commentés, parmi lesquels ceux de Corneille[184], Beaumarchais[185], Artaud déjà cité, Brecht[186], Vilar[187], Ionesco[188], Brook[189], Jarry[190], Vitez[191], Bond[192] et tant d’autres[193], il est nécessaire pour conclure de rapprocher trois auteurs et metteurs en scène du xxie siècle, conscients de ce lien intime entre le politique et le juridique et qui ont en commun de défendre « un théâtre fondé sur la responsabilité[194] », qui, tout en travaillant sur les grands maîtres — de Sophocle à Shakespeare —, s’ancrent dans le réel et l’actualité.

Cela fait presque un demi-siècle qu’Ariane Mnouchkine, souvent en marge de la médiatisation d’autres metteurs en scène français, est à la recherche de nouvelles formes de représentation de l’art théâtral et de travail avec les acteurs, qu’elle ne conçoit que de manière collective. L’aventure du Théâtre du Soleil qu’elle a créé en 1964 est à son image : une communauté d’artistes qui croit que « faire du théâtre, être artiste tout simplement, accroît, décuple, centuple, mill…, la responsabilité[195] ». Parallèlement à ses expérimentations des années 70 mettant en valeur l’écriture collective et l’improvisation, à ses mises en scène très chorégraphiées de Shakespeare et influencées par le théâtre asiatique, particulièrement le nô et le kabuki, Ariane Mnouchkine inscrit son travail dans les préoccupations contemporaines et la dénonciation des totalitarismes[196] — et autres formes d’oppressions avec l’écriture complice d’Hélène Cixous[197]. C’est ainsi qu’elle s’est saisie en 2003 de la question de l’exil avec Le dernier caravansérail (Odyssées)[198], qui commence à Sangatte avec une alternance de récits de réfugiés dans ce centre et de scènes violentes — notamment en Afghanistan et en Australie — qui dénoncent, interpellent. Ariane Mnouchkine considère que « le théâtre doit être et politique et historique et sacré et contemporain et mythologique[199] », ce qui rejoint complètement la démarche de Lina Prosa. L’absence de frontière entre son travail de metteuse en scène et de citoyenne[200] est par ailleurs très proche de l’esprit de Thomas Ostermeier.

Pour le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier, il est en « le devoir du théâtre depuis les Lumières, que de travailler pour la libération de l’homme[201] ». Il y oeuvre lui-même à la fois dans ses choix en tant que metteur en scène[202] et dans ses réflexions personnelles — qu’il égrène au fil des entretiens et des participations à des conférences — rassemblées dans un ouvrage qu’il a tenu à intituler Le théâtre et la peur[203]. Le directeur de la Schaubühne de Berlin ne produit pas un discours théorique, déconnecté des réalités, il fait « face à la réalité » dans l’idée que « [l]e théâtre doit se libérer du désir d’être toujours du bon côté[204] », sans pour autant vouloir faire à tout prix un théâtre engagé ou politique[205], mais ce qu’il appelle un théâtre autocritique. Il a mis par exemple sa pensée en pratique, en faveur des réfugiés[206].

Thomas Ostermeier rejoint en cela Lina Prosa, qui elle aussi met en pratique son engagement dans ses écrits et ses actes[207]. Comme elle l’a puissamment écrit, « le dramaturge d’aujourd’hui ne peut jamais être en retard sur son temps, mais toujours “contemporain” si ce n’est “précurseur”, d’une certaine façon prophète, toujours en première ligne face aux évènements[208] ». L’auteure sicilienne l’a prouvé par sa pièce bouleversante Lampedusa Beach[209], plus d’une dizaine d’années avant que les pouvoirs publics commencent à réagir à la suite des naufrages en mer de réfugiés, et que les médias ne cherchent à émouvoir les populations par les photos de petits cadavres sur les plages dorées italiennes[210]. Lina Prosa est hantée par la figure d’Antigone, celle qui a préféré « suivre les lois des hommes plutôt que celle de l’État[211] ». La dualité du choix s’offre aussi à celui « qui fait du théâtre » et qui implique de « juger la société » dans laquelle il vit, mais aussi à laquelle il s’adresse. Le théâtre comporte dès lors une responsabilité et une puissance incomparable à celles des autres arts, qui viennent concurrencer le droit dans sa mission originelle, de rétablissement du vrai, du juste, de la cohésion : « Le mythe, l’écriture, la dramaturgie antique et contemporaine sont des espaces de rétablissement de la justice en dehors des tribunaux et des lieux de décision[212]. »

L’art du théâtre et le droit entretiennent des relations complexes, faites d’interactions et d’interdépendance, de respect et de mépris, d’attraction et de répulsion, d’ordre et de désordre. La force imaginante du théâtre consubstantielle à cet art et « les forces imaginantes du droit[213] », qui ne font plus de doute, permettent de croire qu’il est possible que le dramaturge « respecte le droit dans toute la beauté de sa complexité[214] ».

Puisqu’il est rare ou impossible de pleurer à la lecture d’un code, mais qu’au contraire le théâtre comme la musique créent des émotions si fortes que des larmes peuvent surgir à leur écoute[215], une autre histoire du théâtre et du droit reste à écrire :

Il était une fois Thémis qui rencontra Dionysos…