Marie-Ange Schütz
Un ordinaire insolite : le couple homosexuel
u moment où la reconnaissance légale des liens affectifs entre homosexuels est à l'ordre du jour, aucune réflexion fondée sur des données empiriques1 ne permet d'éclairer l'émergence d'une telle revendication. Nous essaierons d'examiner ici les pratiques déclarées des répondants « volontaires » à une série d'enquêtes sur les modes de vie gay et de repérer, entre 1985 et 1995, l'évolution de la place du couple dans les modes de vie des gays et des formes diverses de la relation homosexuelle, afin d'évaluer dans quelle mesure la revendication en faveur de la reconnaissance juridique du couple homosexuel est soutenue par une modification des moeurs.
L'enquête de la presse gay
Plusieurs enquêtes françaises et étrangères évaluent à 4 % la proportion d'hommes qui ont eu des rapports sexuels avec des partenaires de même sexe au cours de leur vie et à 1 % ceux qui ont eu de telles pratiques dans l'année (Fay et al, 1989; Messiah, Mouret- Fourme, 1993 ; Lhomond, 1997). Dans ces conditions, la construction d'échantillons représentatifs conséquents de la population homosexuelle se heurte à des obstacles quasi insurmontables (Pollak et Schütz, 1991a). Par la force des choses, notre choix s'est porté sur une enquête par questionnaire inséré dans la presse homosexuelle qui constitue un vecteur possible d'accès à cette population. Cette procédure présente le double avantage de recruter rapidement et à peu de frais un grand nombre de répondants et de donner lieu, par là, à répéter l'observation à intervalles réguliers. Bien que ces enquêtes par voie de presse ne soient pas
tatives, elles permettent de comparer divers segments de cette population et de suivre leur évolution différentielle. En 1985, la première de cette série d'enquêtes2 sur les modes de vie des homosexuels masculins intervient dans un contexte alors fortement perturbé par la prise de conscience de l'ampleur de l'épidémie de sida dans ce groupe.
Par rapport aux célibataires masculins du recensement national et de l'enquête sur les comportements sexuels menée en 1993 auprès d'un échantillon aléatoire de 20 055 personnes vivant en France, âgées de 18 à 69 ans (Spira, Bajos et al, 1993), les répondants des enquêtes de la presse gay se caractérisent par un haut niveau d'étude. Les classes moyennes supérieures ainsi que les citadins (essentiellement les Parisiens) sont surreprésentés. Ils déclarent très majoritairement uniquement des partenaires masculins au cours de l'année (90 % contre 46 % des hommes de l'enquête Analyse des comportements sexuels des Français ayant déclaré un partenaire de même sexe) et ont un mode de vie très marqué par cette orientation sexuelle spécifique. L'échantillon ne se réduit pas pour autant à un noyau de militants ou d'hommes complètement immergés dans la culture homosexuelle.
1 - L'attention des sciences sociales, qui s'est largement focalisée sur les échanges sexuels entre gays, s'est peu intéressée à leurs relations non sexuelles et à la formation du couple. Quelques rares_chercheurs, dont R. Mendes-Leite (1993), ont pourtant proposé d'aller plus loin en analysant 1' « homosociabilité » , c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux entre personnes de même sexe.
2 - De 1985 à 1992, le questionnaire a été diffusé gracieusement par la revue Gai Pied: 1 000 réponses ont été enregistrées en 1985, 1 200 en 1986 et 1987, 1 500 en 1988 et 1989, 2 000 en 1990 et 1991. Après la disparition de ce titre, l'enquête est diffusée par plusieurs revues gay : en 1993 et 1995, respectivement 3 300 et 2 700 personnes ont répondu.
