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A propos des research proposals

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Fait partie d'un numéro thématique : Recherches sur la recherche
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donald brenneis

1— Une research proposal-type se présente sous la forme d'un document pouvant aller de 20 à 200 pages et comprenant un exposé des motifs de la demande de crédits (identification d'un problème, examen historique et critique des recherches et de la littérature existantes), une présentation détaillée des méthodes choisies, des hypothèses poursuivies et des implications des travaux envisagés (particulièrement s'ils touchent à la politique économique ou sociale des pouvoirs publics), un budget détaillé des dépenses prévues, un argumentaire des compétences spécifiques et un curriculum viîae du ou des chercheurs qui font la demande de subvention.

2— M. Silverstein, Monoglot «standard» in America, Working Papers and Proceedings of the Center for Psycho- social Studies, 13, 1987.

3-S. Traweek, Particle Physics Culture : An Ethnography of the High Energy Physics Community in Japan and the United States, Cambridge, MA, Harvard University Press, à paraître.

Traduction de Lo'ic J.D. Wacquant

A PROPOS DES

RESEARCH PROPOSALS"

Une des questions à laquelle j'ai réfléchi depuis nos discussions au Center for Psychosocial Studies est la notion de research proposal (projet de recherches) (1) comme forme de discours efficace, quoique invisible pour l'essentiel, dans les sciences sociales. (...) Voici un exposé très schématique des points qui me paraissent les plus importants.

1- Parmi les raisons pour lesquelles les méthodes quantitatives sont devenues dominantes dans les sciences sociales, tant en France qu'aux États-Unis, la première est sans doute que la représentation quantitative donne l'illusion d'un langage univoque, dénué d'ambiguïté, donc servant à des fins purement referentielles par rapport à une réalité externe qui, tout en n'étant pas complètement connue, n'est cependant pas perçue comme problématique en elle-même. Le papier de Michael Silverstein sur la «standardisation» fait appel à un argument similaire dans le lien qu'il établit entre l'idéologie de la standardisation linguistique et la pensée économique américaine contemporaine (2). Deuxième raison, la représentation quantitative semble fournir un langage commun (pour une entreprise virtuellement commune) qui échappe aux idiosyncrasies des auteurs particuliers. La variation -pour employer un des termes-clé du débat sur la méthode socio-linguistique— devrait donc être inhérente au phénomène étudié plutôt que de constituer un artefact dû aux intérêts et aux dispositions des chercheurs ; la méthodologie quantitative est perçue comme un antidote aux influences personnelles.

2- Ces conceptions de la représentation quantitative se sont particulièrement affirmées dans les sciences sociales en contribuant à façonner un rapport de communication savante relativement nouveau, la grant proposal (demande de crédits de recherches). De manière curieuse, la recherche en sciences sociales est de plus en plus guidée par le souci de financer la recherche fu ture plutôt que d'assurer la publication des résultats présents. Ce n'est pas que la publication soit sans importance, mais elle est considérée autant comme un moyen d'établir un research track record (état ou relevé des recherches accomplies) que comme un moyen de communication scientifique au sens traditionnel. Les travaux récents de Sharon Traweek, une anthropologue qui a étudié les physiciens spécialistes de haute énergie (3), montrent que le public réellement intéressé a

ment pris connaissance de ces découvertes, bien avant leur publication, à l'occasion de rencontres personnelles ou de conversations téléphoniques par exemple. Les articles publiés servent autant à montrer l'achèvement de projets qu'à diffuser des informations. De fait, ces articles s'adressent en vérité à des publics multiples : d'une part à un auditoire général de scientifiques à qui ils apportent des informations ; d'autre part à l'auditoire plus limité de ceux qui sont également susceptibles de lire et d'évaluer des research proposals, auprès duquel ils attestent une activité de recherche.

3- La méthodologie est un élément décisif dans les research proposals ; sa présentation y diffère, sous deux aspects importants, de celles qu'on trouve dans la plupart des articles. Premièrement, la proposai contient une formulation beaucoup plus détaillée et catégorique à la fois des méthodes qui doivent être employées et des raisons pour lesquelles elles ont été choisies. Des justifications explicites sont fournies, ce qui fait des proposais un terrain particulièrement propice à l'analyse de l'idéologie quanti tativiste. Deuxièmement, la discussion méthodologique est présentée en termes prospectifs plutôt qu'en termes rétrospectifs : on devance les questions critiques et, par le biais de cette anticipation, le domaine de ce qui est par suite considéré comme pertinent ou non se trouve limité. Il s'agit évidemment d'une vision très prudemment prospective. D'un côté, il faut s'attaquer à quelque chose de nouveau pour que la proposai vaille la peine d'être financée ; de l'autre, il faut convaincre les lecteurs que la manière de procéder des chercheurs est susceptible de donner des résultats -quedes postulats fiables et communément acceptés sous-tendront les travaux. Les approches quantitatives ont au moins cet avantage de donner l'apparence d'une méthode commune, solide et d'accès public ; elles sont pour cela particulièrement bien adaptées à de telles finalités prospectives.

4- Les proposais sont orientées, dans leur conception initiale, par le fait qu'elles sont l'objet d'un appel d'offre et d'une compétition ouverte, qu'elles sont jugées de manière démocratique par des pairs, et évaluées en partie -selon moi- en fonction de l'aptitude des candidats à utiliser correctement un mode de discours partagé et relativement public. On ne peut pas laisser ses idées et ses supputations à l'état indéfini ou incomplet : il faut soit les présenter de manière explicite, soit les exclure de la proposai Là encore, l'idiome quantitatif est, au moins en apparence, le support de significations communes. Il n'est donc pas surprenant que les chercheurs qui se proposent de réaliser des travaux plutôt qualitatifs s'excusent souvent du flou apparent de leurs méthodes.

5- Je suis certain qu 'il y a des critères implicites de ce qui fait une proposai cohérente et élégante, que certaines combinaisons de méthode rationnelle et de souci esthétique jouent un rôle

décisif dans la conception et la réception des proposais. Je sais que dans mon propre travail d'évaluation des projets ^proposal reviewing,/, particulièrement quand il s'agit de proposais relevant d'un domaine avec lequel je ne suis pas totalement familier (et c'est souvent le cas), je suis particulièrement sensible à la cohérence du document - au fait qu 'il a un sens d 'ensemble, sens qui est au moins en partie construit par des procédés stylistiques. Il serait intéressant de rechercher quels sont les éléments constitutifs de cet ensemble de présupposés canoniques.

6- II y a aux États-Unis deux grands types de crédits f grants,/ : les crédits de recherche /research grants^, qui fournissent une part sans cesse croissante des moyens de financements institutionnels et individuels, et les crédits de «développement professionnel» /'career development grants,/ qui visent, non à répondre à des questions scientifiques précises, mais à subvenir au développement de carrières individuelles. Je soupçonne que ce deuxième type de proposai permet, beaucoup plus que ne le fait la research proposai, la recherche interdisciplinaire, la réflexion originale ainsi que la remise en question et la reformulation explicites de problèmes fondamentaux. Que ces travaux soient censés profiter principalement, non à la science dans son ensemble, mais à la seule personne qui les réalise, voilà un paradoxe bien américain.

Cette brève note, faite pour l'essentiel de notions peu élaborées et offrant peu de propositions substantielles, n'est à l'évidence pas une research proposal Mais je pense vraiment (pour utiliser une phrase que l'on trouve rarement dans les proposais qui sont acceptées) qu'elle contient un ensemble de problèmes qui méritent d'être affinés et creusés.

Donald Brenneis

Lettre à Pierre Bourdieu du 3 juin 1987