victor karady

Aucun aspect de l'oeuvre d'Emile Durkheim et de l'Ecole française de sociologie n'a suscité plus d'appréciations et de discussions - le plus souvent très critiques - que l'interprétation qu'elle apporte des données empiriques concernant les sociétés «primitives» ou, comme les durkheimiens en sont venus à les qualifier sur le tard, «archaïques». Le flot de travaux ne cesse de gonfler sur l'analyse durkheimienne des formes élémentaires de la vie religieuse (le totémisme, l'animisme, la magie, le sacrifice, etc.), de la prohibition de l'inceste, des modèles de cohésion sociale, des systèmes de parenté, c'est- à-dire sur cette fraction devenue, au cours du temps (concrètement depuis la conception du projet de Y Année sociologique, vers 1896-97), le centre des préoccupations des auteurs - jeunes pour la plupart - qui se considéraient comme les premiers sociologues professionnels en France. Le paradoxe mérite un essai d'explication. Pour quelles raisons les membres de l'Ecole sociologique, alors qu'ils se proclamaient attachés à l'étude de la crise des sociétés contemporaines, s'attardaient-ils, avec un souci extrême du détail, à l'éclaircissement de la logique de fonctionnement des sociétés sans histoire, qu'ils ne pouvaient connaître que de seconde main ? Cette première interrogation pourrait paraître futile si elle n'était complétée par une autre portant sur l'impact de l'intervention durkheimienne sur le destin de la discipline ethnologique. En effet, si l'édifice théorique bâti par Durkheim et ses disciples sur les données de l'ethnologie paraît désormais lézardé, le mouvement scientifique qu'ils mettaient en marche n'en a pas moins fourni les principales ressources intellectuelles et institutionnelles qui ont permis la professionnalisation de la discipline. Cet effet durkheimien sur l'ethnologie n'a jamais fait l'objet d'une étude approfondie (1). Dans cette note je tenterai d'y apporter quelques éléments relevant d'une sociologie de la connaissance sociologique.

Pratiquement, ma démarche partira de quelques observations historiques sur l'état de la discipline ethnologique en France au moment de l'entrée en scène des durkheimiens, vers le tournant du siècle. J'indiquerai brièvement ensuite les canaux par lesquels le savoir ethnologique de l'époque a pénétré dans la sphère d'intérêt du maître de l'Ecole sociologique, au point d'informer toute la seconde partie de son oeuvre, ce qui permettra d'en arriver aux raisons proprement stratégiques pour lesquelles les durkheimiens ont tout fait pour assurer une respectabilité universitaire à cette discipline, jusqu'alors exclue de l'Université ou n'existant qu'en marge de l'organisation académique de la production des connaissances. Enfin, on essayera d'évaluer l'effet global de la révolution épis- témologique durkheimienne sur une pratique savante essentiellement empirique. Peut-être comprendra-t-on mieux ainsi à quel point l'initiative durkheimienne a été décisive dans la transformation de l'ethnologie française qui est passée de discipline intellectuellement sous- classée en l'un des secteurs moteurs des sciences humaines contemporaines.

La méfiance à l'égard d'une discipline faible

II va de soi que l'ethnologie n'était pas une invention durkheimienne en France. Depuis le début du 19e siècle - et même auparavant - l'in-