yves winkin
GOFFMAN
l'ordre social, tels qu'il n'a cessé de les énoncer depuis le chapitre II de sa thèse de doctorat de 1953 (8). Nombre de situations sociales (définies comme des espaces permettant la perception de tous par tous) sont des cérémonies, en ce qu'elles offrent aux participants une représentation des
La scène se passe dans l'hôtel qui accueille la convention de 1972 ae'YA- merican Sociological Association. Quelques dizaines de participantes ont envahi l'un des restaurants de l'établissement, qui a pour tradition de n'accepter que les hommes à l'heure du déjeuner. Erving Goffman et Bennett Berger, qui raconte l'anecdote (1), sont invités à participer à la manifestation. Ils acceptent : "Je lui ai demandé s'il faisait ça par principe ou par impulsion. 'Par impulsion', me dit- il, et il ajouta : 'mais une fois que vous faites quelque chose, vous devez commencer à y penser'. Puis, comme s'il y avait pensé un moment, il suggéra l'explication selon laquelle les intérêts des hommes libérés étaient liés à la libération des femmes qu'ils considéraient comme leurs pairs".
L'ambiguïté de la réponse de Goffman est à la mesure de la complexité de son attitude -idéologique et théorique, s'entend- à l'égard des femmes. Goffman a évoqué ici et là dans ses livres les particularités statutaires de la femme (2) et a écrit deux textes entièrement consacrés à la question de la division sexuelle de la vie en société : Gender Advertisements (1976) (3) et "The Arrangement between the Sexes" (1977) (4). Ce sont
Les sexes: de la parade d'arrangement
l-B. M. Berger, A Fan Letter on Erving Goffman, Dissent Magazine, 20, 1973, pp. 356-357.
2-Dans La présentation de soi, Goffman cite à plusieurs reprises Le deuxième sexe ; dans "Les lieux de l'action" (qui constitue la seconde partie des Rites d'interaction), il évoque le rôle des femmes dans le milieu des casinos ; dans Relations en public, il analyse, entre autres "signes du lien", ceux des couples formés et en voie de formation. Mais il ne parle pas des femmes dans Stigmates.
3-Gender Advertisements est d'abord un numéro entier de la revue Studies in the Anthropology of Visual Communication (3(2), automne 1976), puis un livre en 1979 (publié aux USA par Harvard University Press en édition cartonnée, par Harper and Row en édition brochée ; l'édition anglaise publiée par Macmillan la même année est introduite par Richard Hog- gart). Un bref digest du livre a été publié par Psychology Today dans son numéro d'août 1977 (pp. 58-63), sous le titre "Genderisms" et sous la signature d'Erving Goffman. Il ne s'agit en fait que d'un collage de brefs extraits du texte et de quelques photos. Actes de la recherche en sciences sociales a publié des extraits de Gender Advertisements dans le nQ 14, avril 1977, pp. 34- 50 (trad., par A. Kihm, de "Gender Commercials", suivi d'un choix de photos et de commentaires). Cette version a été reprise dans Y. Winkin, éd., Erving Goffman : les moments et leurs hommes, Paris, Seuil/Minuit, 1988, pp. 150-185, avec une sélection de photos quelque peu différente et plus restreinte.
4-The Arrangement between the Sexes, Theory and Society, 4(3), automne 1977, pp. 301-331.
ET LES FEMMES
des travaux assez alambiques, qui n'ont guère été commentés par les exégètes académiques (5) - comme s'ils ne savaient pas trop quoi en faire. Par contre, quelques critiques féministes ont pris nettement position, en accusant Goffman de reprendre à son compte les "stéréotypes du début de l'ère post- victorienne" (6).
En fait, Goffman a bien mérité cette critique. Sa tentative de conceptualisation du gender (7) l'a amené à adopter des positions délicates - et ce n'est pas le fait qu'il a souvent accepté de présenter gratuitement ses quatorze boîtes de diapositives sur la question (son road show, comme il l'appelait) à des groupes composés exclusivement de femmes qui lui vaudra l'absolution. Je vais donc tenter ici de rendre compte de ces deux textes et d'en montrer toute l'ambiguïté - qui en fait tout l'intérêt.
Dans "Gender Display", le premier chapitre de Gender Advertisements, Goffman commence par résumer les principaux éléments de sa vision de
5-De très nombreux textes ont été publiés ces dernières années sur l'œuvre d'Erving Goffman (cf. la bibliographie établie par France Chaput Waksler et George Psathas dans le numéro spécial de Human Studies consacré à la "sociologie d'Erving Goffman", 12, 1989, pp. 177-181). Je n'ai pu repérer dans cette littérature que quelques pages consacrées à Gender Advertisements : G. Me Gregor, A View from the Fort : Erving Goffman as Canadian, Revue canadienne de sociologie et d'anthropologie, 23(4), 1986, pp. 533-537. Gender Advertisements est apparemment rangé parmi les œuvres mineures de Goffman comme le suggèrent les comptages réalisés par Greg Smith dans le Social Science Citation Index qui montrent qu'entre 1981 et 1985 cet ouvrage n'est mentionné que 60 fois alors que Forms of Talk, par exemple, qui pourtant paraît deux ans plus tard, en 1981, est mentionné 78 fois et qu'à la même période encore des ouvrages plus anciens restent abondamment cités, ainsi The Presentation of Self in Everyday Life (1956) apparaît 457 fois, Asylums (1961) 576 fois, Sigma (1963) 376 fois, Interaction Ritual (1967) 222 fois, etc. (Extrait de G. Smith,/! Simmelian Reading of Goffman,
principes qui régissent leur existence. Il s'agit non seulement des baptêmes, des mariages et des enterrements, mais aussi des réunions de familles, des sorties, des soirées, etc. Passant ainsi rapidement des cérémonies les plus formelles aux rassemblements les plus informels, Goffman reprend la thèse de son grand texte durkheimien de 1956, "La tenue et la déférence" (9), à savoir que toute interac- tion est une micro-cérémonie constituée d'un certain nombre d'éléments fixes appelés rites. Mais, s'ap- prochant plus d'une définition comportementale du rite qu'en 1956, Goffman introduit alors la notion de parade (display), telle que les étholo- gistes l'emploient abondamment (10). Dans toute situation, les auteurs s'informent mutuellement sur leur identité sociale et y rendent rituellement hommage : c'est le discours classique de Goffman. Ce qui est plus neuf, c'est l'introduction de la question de l'identification et de la déférence sexuelles : comment les acteurs se témoignent-ils mutuellement la reconnaissance de leur identité sexuelle ? Par l'utilisation de parades sexuelles (gender displays), définies par Goffman comme des styles comportementaux qu'emploient de façon distincte les hommes
Ph. D. Thesis, Department of Sociology and Anthropology, University of Salford, 1989, p. 446).
6-J. M. Wedel, Ladies, we've been framed ! Observations on Erving Goffman's "The Arrangement between the Sexes", Theory and Society, 5(1), 1978, p. 113. Voir aussi B. Rosenblum, Review of Gender Advertisements, Sociology and Social Research, 65, 1980, pp. 345-347.
l-Traôukc gender par genre n'est pas toujours possible, pas plus que par sexe. Il faut donc souvent employer des periphrases assez lourdes. Les choses se compliquent encore en raison des néologismes (genderism) et des doubles sens {advertisement est entendu à la fois dans le sens de "parade" {display) et de "publicité") qu'affectionne Goffman.
8-L'ordre social et l'interaction, inErvingGoff- man : Les moments et leurs hommes, op. cil , pp. 95-103.
9-Repris dans Les rites d'interaction, Paris, Ed. de Minuit, 1974, pp. 43-85.
