Georges Vigarello

Gouverner et expliquer l'« impossible»

La non-maîtrise

dans les modèles anciens et modernes d'entretien de la santé

Le livre traditionnel décrivant les moyens de prolonger la vie1 évoque régimes ou précautions quotidiennes. D affronte le détail, soulignant quelquefois jusqu'à la minutie des gestes apparemment anodins : positions de sommeil, brossage des cheveux, mastication, éternuement. Il s'étend peu sur les échecs possibles. Il est conçu pour la maîtrise, accumulant pratiques et dispositifs de contrôle, multipliant certitudes et préventions. Son rôle est de promettre, de garantir, d'assurer.

Le risque, pourtant, est présent dans ces textes. La santé a. nécessairement ses failles, le contrôle a ses ratés. Trop vastes même sont les avatars inconnus pour ne pas être pris en compte ou tout simplement évoqués. Chaque suggestion de maîtrise, chaque vision du corps orientant les pratiques anciennes de santé a sa partie nocturne : une zone d'indétermination permettant de comprendre l'accident, de l'intégrer dans un ordre de raisons, de lui donner une explication plausible. L'évocation est discrète, périphérique, mais présente. Le modèle de santé qui prétend à quelque « vérité » doit même pouvoir illustrer ses faiblesses. Il doit pouvoir révéler de l'ingouvernable.

C'est à suivre ces versants quasi théoriques de l'impuissance sanitaire que s'emploie le présent texte. Le parcours historique montre combien le lent enrichissement des modèles corporels, leur complexité progressive, leur approfondissement ne correspondent pas toujours à quelque sentiment de conquête sur cette impuissance. Bien au contraire, la vision alarmiste des risques, la certitude de leur infinité s'accroissent dans le temps, alors même que grandit l'assurance d'une plus grande maîtrise. Le renforcement du gouvernement du corps comme celui de son « ingou- vernementalité » semblent, dans ce cas très précis, aller quelquefois de pair.