ANNALES DE DÉMOGRAPHIE HISTORIQUE 1992 Société de Démographie Historique - E.H.E.S.S. Paris, 1992
LA MARTINIQUE : BABYLONE FERTILE OU TERRE STÉRILE ?
DES DISCOURS SUR LA FÉCONDITÉ
AUX INDICATEURS DÉMOGRAPHIQUES
ET SOCIAUX (XVIIe-XIXe SIÈCLE)
par Myriam COTTIAS
La société martiniquaise, tripartite dans sa composition sociale (partagée entre Blancs, Population de Couleur Libre et Esclaves) a reçu peu d'analyse globale. La plupart des études se placent dans l'hypothèse d'une idéologie forte où le groupe des colons imposent aux colonisés l'ensemble de leurs valeurs sans que ces derniers puissent y réagir. Si ce postulat est vérifié par certains aspects de la société coloniale, l'étude de la fécondité de ces trois groupes le remet en question. Plus encore, la comparaison des résultats permet de déceler un lien social, de voir à l'œuvre la participation des esclaves à l'élaboration d'une société créole et la créolisation des populations. Quelles en sont les conditions ?
I. — Variations sur le thème de la fécondité des esclaves : opinions et enjeux idéologiques
Les premiers textes
Jusqu'aux premières années des campagnes abolitionnistes, il est de mise de louer la fécondité des femmes esclaves. "Les femmes nègres sont naturellement fort fécondes", écrit Dutertre, "si bien qu'il semble que Dieu renouvelle en leur personne la merveille des femmes juives esclaves en Egypte : car plus elles ont de mal et, plus elles ont d'enfants1". "Il est très ordinaire de voir 10, 12 à 15 enfants dans une maison", renchérit Thibault de Chanvalon. "Il est même étonnant que les femmes commencent à être mères de si bonne heure et qu'elles cessent de l'être quelque fois plus tard qu'en France. J'ai connu un frère et une sœur d'une même mère, dont l'âge différait de près de 30 ans:2." Cette natalité jugée galopante est même évaluée dans le cadre de traités économiques par De Gallifet (XVIIIe siècle) qui écrit3 : "J'ai donné des calculs par lesquels il paraît que les Nègres rapportent au propre revenu du Roi, trois fois autant que les sujets de son Royaume, que 120 Nègres fournissent l'occupation d'un vaisseau, qu'ils se multiplient au double de quatre en quatre années, leur consommation et production de même (soit une augmentation de 19 % par an)." Les premiers voyageurs décri-
1. E. Rufz, Etudes historiques et statistiques sur la population de la Martinique, Saint-Pierre. Martinique, 1850.
2. T. de Chanvalon, Voyage à la Martinique, Paris, 1761.
3. Motifs et moyens de traiter beaucoup de Nègres.