ANNALES DE DÉMOGRAPHIE HISTORIQUE 1992 Société de Démographie Historique - E.H.E.S.S. Paris, 1992
UN ASPECT PEU CONNU DE L'ABANDON D'ENFANTS
DANS L'ANGLETERRE VICTORIENNE :
LE BABY FARMING
par Philippe CHASSAIGNE
Les affaires passées en jugement devant la Cour centrale criminelle de Londres -le tribunal d'Old Bailey- sont extrêmement diverses, et peuvent être réparties en trois grandes catégories : la première serait composée des atteintes contre les personnes - crimes de sang, voies de faits, crimes sexuels, plus fréquents après 1885 ; mais les magistrats doivent aussi se prononcer sur des affaires de faux monnayage, de détournements de fonds, voire même de simples vols ou cambriolages, bref, des crimes économiques. Enfin, un troisième ensemble, qui est demeuré sous-exploité, est formé par les procès touchant de près ou de loin à des problèmes démographiques : les cas d'adultère, et plus encore ceux de bigamie, seraient riches d'enseignements pour l'historien de la famille ; nombreux sont aussi les infanticides déférés à la cour, et, de ceux-ci, il faut dégager les affaires plus particulières de baby farming ; s'il s'agit toujours du meurtre d'un enfant, il est en pareil cas l'aboutissement d'un processus plus complexe qui voit le bébé, abandonné par sa mère, récupéré et passé de main en main comme une marchandise ordinaire susceptible de rapporter quelque profit.
A l'aide des minutes des audiences de la Cour centrale criminelle1, quels enseignements pouvons-nous tirer de ces procès ? Sont-ils représentatifs d'un phénomène plus répandu, ou purement anecdotiques ? Que peuvent-ils ajouter à notre connaissance des réalités démographiques de l'Angleterre victorienne ?
I. — Le baby farming : un mal endémique propre à l'Angleterre
Que désigne, précisément, l'expression baby farming (littéralement, "élevage de bébé" que nous utiliserons de préférence à toute périphrase) ?
Le principe, qu'il convient de distinguer de l'application qui en est faite, est le suivant : une femme s'engage à prendre quelques enfants à sa charge, et à les élever comme les siens propres, pendant plusieurs mois, voire même -c'est d'ailleurs l'éventualité la plus fréquente- de façon définitive. En même temps que le nouveau-né, les parents, qui ne voulaient ou ne pouvaient garder leur progéniture, versaient une somme d'argent destinée à couvrir les frais de la mère adoptive pendant les premiers temps, ainsi que, parfois, quelques-uns des vêtements de l'enfant.
1. Les minutes des audiences sont disponibles sous forme imprimée, au Public Record Office, Chancery Lane, Londres, dans la série Crim. 10 pour les années 1709-1913.