LIBRES PROPOS

L'ECRITURE QUI TOUJOURS RECOMMENCE

par F. Baudin

o

<U

en

co

CD

C 03

c

i

o O

Les stylos à bille, les stylos feutre et nylon ont bouleversé l'écriture. Pourtant, il suffit d'avoir trente ans pour avoir connu le temps où les enseignants et les P.T.T. prétendaient s'opposer à leur utilisation. Aujourd'hui, c'est bien autre chose : on ne sait plus quel modèle d'écriture suivre, adopter, recommander (pour ne pas dire imposer). Cette anarchie se retrouve dans le domaine de l'imprimé. La tradition et la typographie du plomb est en perdition. La dactylographie et la photocomposition, avec ou sans ordinateur, n'ont pas encore leur rituel. Depuis cinq siècles, on n'a pas vu pareil chambardement.

Quant tout est bouleversé à ce point, on cherche instinctivement à se raccrocher à une constante. C'est une nécessité. En l'occurrence, la constante au milieu du bouleversement de toutes les techniques de reproduction graphique est bien évidemment l'écriture. Encore faut-il s'entendre sur le sens à donner à ce mot. Il n'est plus question d'anglaise, de ronde, de scripte, de cancellaresque. Non plus que de plumes d'oie ou de plumes sergent-major. Il serait plutôt question d'écriture au sens des linguistes et des structuralistes. A la condition, bien sûr, de transposer dans le mode graphique. Sauf pour les techniciens et pour les artisans, le support matériel de l'écriture importe peu : cire, terre cuite, papyrus, parchemin, papier, film. Il en va de même pour les instruments : plumes, crayons, pinceaux, burins, machines à composer. Et il est bon, de temps en temps, de rappeler qu'un livre peut se présenter sous forme de rouleau, de codex, de tablettes ou de microfiches.

Alors, qu'est-ce que l'écriture ? C'est l'élaboration systématique, l'organisation logique, l'ordonnancement géométrique et le stockage du discours en symboles graphiques. On a beaucoup parlé de la révolution de l'image et de l'audio-visuel. On commence à voir qu'un clou ne chasse pas nécessairement l'autre, en tout temps, en tout lieu. Il est temps de s'aviser que la révolution en cours est tout autre chose que typographique. Elle dépasse, et de loin, celle des ateliers d'imprimerie. Cette génération aura vu les progrès

tesques de la dactylographie aussi bien que de la photocomposition. Avec l'aide des ordinateurs, ces deux méthodes d'écriture ont directement contribué aux progrès scientifiques que chacun sait. Tant et si bien qu'il faudra donc s'aviser un jour qu'il s'agit d'une rupture de niveau dans le cours millénaire de l'écriture, comparable aux passages du rouleau au codex, du manuscrit à la typographie, qui, eux aussi, ont coïncidé avec des mutations de culture. Voyons cela de plus près.

Au milieu du XVe siècle, la typographie a mécanisé les écritures dites livresques, provoquant ainsi une révolution dans le monde du livre et dans le monde tout court. Quatre siècles plus tard, à la fin du xixe siècle, la machine à écrire a commencé de mécaniser les écritures dites documentaires. Ce qui a provoqué une révolution dans les bureaux, les chancelleries, les études, les laboratoires et les ateliers. Révolution qui n'est d'ailleurs pas encore achevée, tant s'en faut. En dépit de ce qu'on se plaît à appeler l'accélération de l'histoire, elle ne s'achèvera pas demain, ni dans les quinze jours à venir. Même avec l'aide des ordinateurs. Je voudrais citer à ce propos deux phrases de John Dreyfus : « Pendant qu'ils mettaient » au point les satellites artificiels, les sa- » vants américains avaient à consulter » quantité de données présentées sous • forme de "listings". Ils finirent par trouver » qu'ils étaient tellement encombrants, ces » "listings", qu'ils manquaient tellement de » clarté et de commodité par rapport aux » imprimés traditionnels, que la société Lino- » type a inventé la Linofilm pour les aider en » traduisant la mise en page des "listings" » en mise en page typographique l. » Ce qui montre au moins deux choses :

— qu'en dépit de tout le cinéma que certains font encore autour de l'audio-visuel poposé au livre, l'écriture est encore et toujours l'instrument par excellence du travail intellectuel et scientifique ;

— que la mise en page ou la géométrie prime le style des caractères et le mode de reproduction.