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"Quelle vanité que la peinture"

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Fait partie d'un numéro thématique : Les fonctions de l’art
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nathalie heinich

quelle vanité que la peinture

qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux

Pascal, Pensées, II, 134 (1)

A première lecture, il s'agit là d'une condamnation de la peinture en tant que telle : caractérisée par sa capacité à produire de la ressemblance, la peinture appelle la vanité non par cette simple propriété, mais par Y admiration qu'elle suscite. La condamnation est donc moins de type ontologique que de type moral : elle porte sur une passion (2).

Toujours est-il que cette condamnation ne se justifie que d'une réduction immédiate de la peinture à la notion de ressemblance, impliquant la subordination de la représentation à l'objet représenté (autrement dit la transparence du signifiant au signifié, seule garantie de proximité referentielle); si l'on retrouve là l'expression d'une problématique janséniste du signe —tant linguistique que pictural (3)—, exigeant qu'il manifeste, sans le trahir, ce qui ne peut être représenté sans lui (Dieu, l'idée, le modèle), on est en droit d'y voir aussi, plus généralement, une conception pré-esthétique de la figuration : tant sur le plan social -parce que la réduction d'une œuvre à son «sujet» est caractéristique des fractions sociales les moins cultivées, dépourvues des moyens de connaître et de reconnaître les œuvres et, a fortiori,

1— Les références renvoient à l'édition de Victor Giraud, Paris, Librairie Rombaldi, 1943.

2— On retrouve ailleurs dans les Pensées cette idée de la vanité comme sanction d'une admiration déplacée : «La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs...» (II, 150). Mais pour ce qui est de la peinture, peut-être faut-il ne pas s'en tenir au sens moderne de F«admiration» (qui en l'occurrence se rapprocherait du ravissement, de l'extase esthétique), et remonter au sens premier, l'«étonnement», qui s'appliquerait alors plus spécifiquement au travail du peintre, à la perfection de l'imitation : où l'on retrouve la double origine du mot «art», ars et techné, valeur artistique et habileté technique confondues sous une même «admiration». 3— L'analogie entre le discours et la peinture, qui renvoie à une longue tradition philosophique, est explicite chez Pascal : «L 'éloquence est une peinture de la pensée; et ainsi, ceux qui, après avoir peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d'un portrait.» (I, 26). Toute l'ambiguïté de cette théorie du signe est là, dans ce nécessaire supplément qui, du «vrai» à P«agréable» {«Éloquence - il faut de l'agréable et du réel : mais il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai» - I, 25), du portrait au tableau, risque à tout moment de faire de la représentation une trahison, de la manifestation une dissimulation (cf. L. Marin, Études sémiologiques, Paris, Klincksieck, 1971 et La critique du discours, Paris, Ed. de Minuit, 1975).

de percevoir et d'identifier la médiation proprement stylistique (4)— que sur le plan historique, parce que la primauté accordée à la «manière» sur l'objet représenté est le fruit d'une longue évolution, constitutive de l'autonomisation de la peinture comme pratique artistique, c'est-à-dire prise dans un système de production et de perception spécifique qui lui confère ses valeurs propres, déterminées moins par les caractéristiques d'un «sujet» qui lui pré-existe que par les catégories du travail formel. Or exiger de la peinture, avant toutes choses, la ressemblance, c'est effacer les marques de ce travail au profit du «sujet», dont la valeur (économique et/ ou symbolique) constitue alors le principal critère d'évaluation du tableau. La condamnation pascalienne de la peinture, vain objet d'admirations déplacées, apparaît comme l'expression typique d'une perception encore peu soumise aux catégories du jugement esthétique. Qu'elle se soit affirmée vers le milieu du XVIIème siècle n'indique sans doute pas qu'elle ait été dominante à cette époque de bouleversements du champ de la peinture, mais bien plutôt (justement parce qu'il fut nécessaire de l'exprimer alors) qu'elle commençait à être remise en question (5). Mais il faut relire cette phrase, en s'atta- chant moins à la caractérisation morale qui s'y exprime au début (la vanité de l'admiration pour la ressemblance) qu'à la restriction opérée dans la dernière partie : il s'agit, explicitement, de la peinture (...) des choses dont on n'admire point les originaux. Force est bien d'en exclure la peinture des choses dont on admire les originaux —autrement dit la peinture religieuse, la peinture mythologique, la peinture d'histoire (parce que Dieu et ses Saints, parce que les figures de la culture antique, parce que le Roi et les grands moments de la royauté, sont admirables); trois genres qui, réunis à l'Académie sous la catégorie unique de «peinture d'histoire», ont en

4— Cf. P. Bourdieu, Disposition esthétique et compétence artistique, Leí temps modernes, 295, févr. 1971.

5— C'est peut-être parce que, près d'un siècle plus tard, cette remise en question s'opérait explicitement parmi les peintres eux-mêmes (à travers un relatif déclin de la doctrine académique ou la carrière d'un Chardin) que l'Abbé Du Bos, exprimant une conception en tous points comparable à celle de Pascal, intervenait non plus en philosophe ou en moraliste, mais en simple donneur de conseils quasi techniques : «La plus grande imprudence que le peintre ou le poète puissent faire, c'est de prendre pour l'objet principal de leur imitation des choses que nous regarderions avec indifférence dans la nature» {Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 1ère partie, VI).

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