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L'intervention

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Fait partie d'un numéro thématique : La représentation politique-2
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antoine abel

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Pendant les deux premières années de mon travail chez IPR, j'avais toujours participé à des contrats de conseil aux services fonctionnels des sièges sociaux de grandes entreprises. A la recherche d'une nouvelle affectation, je dus faire ma propre prospection auprès des ingénieurs en chef, experts et directeurs susceptibles de me faire «monter sur un contrat». Sur l'avis du directeur qui m'avait employé jusqu'alors, je commençai par une visite à un vétéran du conseil, proche du président directeur général. En entrant chez lui, mon but était d'obtenir une affectation à Paris et, si possible, de continuer à intervenir auprès des sièges sociaux. L'idée d'une intervention directe auprès d'ouvriers me paraissait à la fois peu rentable du point de vue de la carrière et fort embarrassante.

Ma démarche ressemblait à une demande de protection. Il l'entendit ainsi et, comme j'aurais pu le prévoir avec plus d'expérience, s'empressa de me remettre dans le rang : «Vous avez tout pour faire une belle carrière chez nous sauf une chose et, vous allez me dire laquelle... Je ne peux que vous répéter ce que je vous ai déjà dit l'année dernière, faites des contrats de production, frottez-vous à la réalité concrète des ateliers, apprenez le métier de base d'IPR». Ce n'était pas un ordre, rien ne m'obligeait à agir dans ce sens mais je me sentis coincé. Dans le courant de la journée, je contai ma mésaventure à un jeune ingénieur en chef de mes amis qui m'assura qu'il ne fallait pas écouter le «vieux» mais, au contraire, me placer vite sur les bons créneaux. Entre deux avis contraires, je m'en remis au hasard des circonstances. Les lois du marché de l'emploi intérieur d'IPR donnèrent raison au vieux directeur et je me vis bientôt proposer un «contrat d'usine».

Le contrat Sullivan commença pour moi par une entrevue avec mon nouveau chef de contrat, Maurice D. Nous ne nous connaissions pas; il dit avoir choisi ma fiche plutôt que celle d'autres ingénieurs disponibles parce qu'il lui fallait «un psycho-socio». J'avais juste le bon profil. Après m'avoir précisé que je n'étais pas obligé d'accepter, il me présenta l'affaire que nous devions mener ensemble. Je devais constater plus tard que sa présentation était elliptique et inexacte sur plusieurs points. Lui-même n'avait pas encore une connaissance très claire de la situation et il jugea sans doute préférable de se limiter aux grandes lignes. Il suffisait pour l'instant de me motiver favorablement à l'égard du projet.

Les Constructions Électro- mécaniques Fleury travaillent à 80 % pour une administration. Le siège est à Paris; une petite usine en banlieue fait des travaux spéciaux; en province, deux usines de 700 personnes chacune réalisent en série les sous- ensembles et assurent l'assemblage final des appareils. Il y a un an, la situation financière a conduit Monsieur Fleury à vendre son entreprise au groupe Sullivan.

La gestion de Monsieur Fleury était jugée par Maurice D., comme par tous les interlocuteurs que je devais rencontrer par la suite, particulièrement médiocre. Les cadres étaient tous installés dans un hôtel particulier parisien, proche de l'administration cliente, et les ateliers de province fonctionnaient sous la surveillance de quelques contremaîtres sortis du rang. On fabriquait depuis 17 ans le même produit avec les mêmes techniques dans l'ignorance des coûts de production exacts, sans service des méthodes, sans

service d'ordonnancement. Le succès avait été assuré longtemps grâce à la régularité et à l'importance des commandes passées par l'administration et à la dextérité d'ouvrières dépourvues de toute qualification mais astucieuses et toutes payées au salaire minimum. En ce qui concerne l'ambiance dans les usines, Maurice D. insista sur l'aspect despotique du comportement des contremaîtres locaux. Plusieurs étaient d'anciens marins très attachés à l'autoritarisme et à une discipline difficilement assimilable par de jeunes ouvrières. De plus, une véritable «mafia» regroupant père, fils, gendre, cousins s'était constituée et exerçait un pouvoir sans partage. Une stricte ségrégation existait entre les hommes, tous chefs ou futurs chefs, et les femmes, toutes maintenues dans la condition d'ouvrières sans qualification. Pour conclure, nous allions intervenir dans un milieu industriel apparemment archaïque, vierge de toute influence du «management moderne» ; tout restait à faire.

En quittant Maurice D., je me rendis au service de documentation d'IPR pour en savoir un peu plus sur le groupe Sullivan. La presse économique parlait du récent rachat de Fleury ; le lien avec un vaste plan de restructuration du secteur orchestré par le ministère était suggéré. On insistait aussi sur l'importance stratégique de cette acquisition pour le groupe : «La reprise de Fleury s'inscrit dans le cadre d'une stricte logique industrielle. Quand (dans le secteur) on a déjà une tête et des bras, il ne manque plus que les jambes... Il s'agit donc pour le groupe Sullivan de gonfler sa capacité industrielle». Je prêtai peu d'attention à ce genre de phrases, mais je devais apprendre un peu plus tard ce qu'il advient du personnel d'une usine entrant dans la catégorie des «jambes».

Alors que débutait notre intervention, le groupe Sullivan venait de décider que la société Fleury serait une filiale «dotée d'une large autonomie», rattachée avec trois autres entreprises à une

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