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L'encombrement et la maîtrise des "biens sans maître"

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Fait partie d'un numéro thématique : L’État et les classes sociales
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L encombrement

et la maîtrise des «biens sans maître:

LUC BOLTANSKI

Le thème de l'encombrement, -des routes, des cinémas, des stations de vacances, des établissements scolaires, etc.-, dont on sait la place qu'il occupe dans le bavardage bourgeois, exprime peut-être une dimension fondamentale de l'expérience bourgeoise du monde social : cette forme historiquement située et datée de l'obsession du nombre est sans doute un des lieux communs qui rassemblent et unifient différentes fractions de la classe dominante et qui contribuent a la prise de conscience de sa différence (1). Qu'elle s'exprime sur le mode irrationnel et presque somatique d'une relation angoissée à la foule et à la perte dans la foule, dans la mise en oeuvre de stratégies individuelles de distinction ou encore dans un discours sur l'un et le multiple, l'individu et la société, les élites et les masses, l'invasion des masses ou la "massification" -objet privilégié de toute la philosophie sociale- l'obsession du nombre, de la rareté et de la fréquence, caractérise l'humeur constamment associée à l'occupation d'une position dominante. Et il ne peut en être autrement : dans une formation sociale où les classes se définissent -objectivement et subjectivement- au moins autant par des propriétés relationnelles ou structurales (positions occupées par les agents sur la structure de la distribution des différentes espèces de capital) que par des propriétés de condition, l'inquiétude des limites accompagne presque nécessairement la possession d'une forme déterminée de privilèges. La classe dominante doit en effet certaines de ses propriétés fondamentales au fait qu'elle fonctionne comme un groupe réel (et non par exemple

(1) Ce texte fait suite à "les usages sociaux fie l'automobile concurrence pour l'espace et accidents", Actes '■•* la reel; on sciences sociales, mars 1975, n" 2, pp. 25-49.

comme un pur artefact statistique) sans pour autant connaître ses limites ni, sans doute, en posséder (à la différence d'autres formes de groupement comme l'association ou le corps). Ces paradoxes de la raison sociale n'apparaissent jamais aussi clairement que dans les périodes où l'augmentation rapide du volume du capital -économique et/ou culturel- s'accompagne d'une extension du marché des biens rares en un état antérieur de la structure de la distribution et, corrélativement, d'une diminution -au moins relative et provisoire- des prolits de distinction que la répartition inégale des produits du capital procure à la classe dominante. Les biens dont la multiplication a été la plus rapide ou les services dont l'usage s'est le plus largement répandu deviennent alors l'enjeu de la concurrence entre les nouveaux accédants, qui ont intérêt à ce qu'ils conservent leur valeur distinctive et les anciens possédants qui tendent -mais presque toujours avec retard- à redéfinir le système clés signes extérieurs de l'appartenance à la classe dominante, donc à les dévaluer ou à les rejeter. Cette concurrence tend à prendre la forme d'un conflit ouvert ou, si l'on veut, d'une lutte des classes, lorsque -comme on le voit dans le cas de l'automobile et de l'usage de l'espace que l'automobile rend possible- des obstacles matériels, étrangers à la logique de la distinction, s'opposent à l'abandon par la classe dominante des biens dont elle a perdu l'usage exclusif.

L'expérience de l'encombrement est sans doute une des principales médiations à travers lesquelles les mécanismes de la concurrence et de la translation ont affecté les différentes fractions de la classe dominante et la représentation que les membres de cette classe ont de la position qu'ils occupent dans la structure sociale ; comme, en d'autres temps, l'exposition aux épidémies et à la mort, elle constitue sans doute, à ce titre, une des expériences collectives à partir desquelles se construisent les dispositions de toute une classe. Les

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