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La saisine parlementaire (au titre de l’article 61 de la Constitution)

Julie BENETTI - Professeur de droit public à l'Université de Reims Champagne-Ardenne

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 38 (Dossier : Le Conseil constitutionnel et le Parlement) - janvier 2013

Résumé : En accordant le droit de saisine du Conseil constitutionnel à une minorité de parlementaires, la révision du 29 octobre 1974 a tout à la fois consacré le premier des droits de l'opposition parlementaire et donné naissance en France à la justice constitutionnelle. Recours objectif en contestation de la loi, la saisine parlementaire n'en est pas moins et d'abord un acte politique. Cependant, même tributaire de considérations politiques, la saisine parlementaire emporte des conséquences juridiques et contentieuses qui échappent largement aux saisissants.


« Quand les parlementaires de la majorité dénoncent le gouvernement des juges à propos d'une décision censurant une loi votée par elle, ils négligent le fait essentiel que ce sont d'autres parlementaires qui ont saisi le Conseil constitutionnel aux fins de voir prononcer cette inconstitutionnalité » (Robert Badinter, Le Monde, 23 novembre 1993).

La saisine parlementaire du Conseil constitutionnel est de ces sujets dont la connaissance n'épuise jamais l'intérêt (1). Peu de réformes depuis 1958 ont eu plus d'incidences, en effet, sur l'évolution de nos institutions. Celle du Conseil constitutionnel, tout d'abord : « le Conseil constitutionnel est né une seconde fois en 1974 », comme l'a affirmé son ancien président, Pierre Mazeaud (2). Jusque-là embryonnaire, le contentieux constitutionnel français a véritablement éclos et prospéré avec la révision du 29 octobre 1974. Mais les répercussions politiques ont été, au moins au départ, plus fortes encore. En ouvrant la saisine du Conseil constitutionnel à une minorité parlementaire, le constituant de 1974 a consacré, ainsi que l'a écrit Guy Carcassonne, « le premier, en date et en importance, des droits nouveaux de l'opposition » (3).

Présentée comme une réforme originale à son adoption, la reconnaissance d'un droit de saisine parlementaire, entendu comme le droit pour une minorité de parlementaires de déférer les lois non encore entrées en vigueur au contrôle du Conseil constitutionnel, avait été envisagée dès l'été 1958 (4). Son principe en avait même été accepté par le Comité consultatif constitutionnel avant d'être finalement abandonné devant, semble-t-il, les réticences de Michel Debré et la crainte d'une dérive vers un gouvernement des juges. Seules les quatre plus hautes autorités de l'État ont donc reçu en 1958 le droit de saisir le Conseil constitutionnel. Cette restriction initiale est symptomatique de la méfiance des constituants envers le contrôle de la constitutionnalité des lois auxquels ils veulent donner un caractère exceptionnel et un objet limité, pour l'essentiel, à la régulation des compétences normatives.

De fait, au terme des quinze premières années d'exercice, le bilan du contrôle de la constitutionnalité des lois reste proprement dérisoire : de 1959 à 1974, seulement neuf décisions sont rendues par le Conseil constitutionnel au titre de l'article 61, alinéa 2, dont six sur saisine du Premier ministre pour faire sanctionner les dépassements de pouvoir du Parlement. Seul le président du Sénat s'oppose à trois reprises à la volonté du bloc majoritaire, son recours contre la loi relative au contrat d'association offrant au Conseil de poser, le 16 juillet 1971, le premier jalon constitutionnel de la protection des libertés (Cons. const., déc. n° 71-44 DC).

Le risque d'abus de pouvoir de la majorité et la garantie des droits de la minorité appellent une mutation du rôle du Conseil constitutionnel et, partant, l'aménagement de sa saisine. Indissociable de la décision Liberté d'association rendue trois ans plus tôt, dont elle a permis de déployer les effets, la révision du 29 octobre 1974 vient finalement déverrouiller l'accès au juge constitutionnel en étendant la faculté de sa saisine à soixante députés ou soixante sénateurs afin de vérifier la constitutionnalité des lois (à l'exclusion, comme le Conseil constitutionnel en a décidé, des lois référendaires et constitutionnelles, les lois organiques relevant par ailleurs d'un régime spécifique de transmission (5)).

La novation est double et son ambivalence manifeste. Destinée à la minorité parlementaire, la révision affecte par ricochet le rôle du Conseil constitutionnel. Pour la première, c'est la perspective de mettre en échec une logique majoritaire appliquée jusqu'alors dans toute sa rigueur, pour le second, celle de devenir, à la suite de sa décision de 1971, le garant de l'ordre constitutionnel libéral.

Les motivations politiques de la réforme le disputent à ses implications juridiques. Le succès de la révision dépend au premier chef de l'attitude des nouveaux saisissants et du gain politique que ceux-ci peuvent escompter du recours au juge mais, pour cette raison même, c'est l'efficacité du contrôle a priori opéré par le Conseil constitutionnel qui donnera à la réforme sa pleine portée.

Une alliance objective se noue entre opposition parlementaire et Conseil constitutionnel. L'usage de la saisine parlementaire donne naissance en France à la justice constitutionnelle. C'est sous l'afflux des recours qu'évoluent la procédure contentieuse et les méthodes suivies par le juge constitutionnel et c'est à la faveur des décisions rendues que le Conseil édifie progressivement une charte constitutionnelle des droits et libertés. Réciproquement, la saisine du Conseil constitutionnel devient très vite pour l'opposition parlementaire le plus sûr moyen de mettre en cause le programme législatif du gouvernement et de sa majorité, le meilleur rempart à la toute-puissance majoritaire.

Ainsi, le droit de saisine parlementaire intéresse-t-il autant le jeu politique (I) que la justice constitutionnelle (II) et c'est donc à ce double niveau qu'il convient d'en apprécier la portée.

I - Saisine parlementaire et jeu politique

Recours objectif en contestation de la loi, la saisine parlementaire n'en est pas moins et d'abord un acte politique. Politique, elle l'est à un double titre, tant du fait de la qualité des autorités de saisine qu'au regard de la nature des mobiles qui la sous-tendent. Donnant à la révision de 1974 une ampleur que ses promoteurs n'avaient pas anticipée, les oppositions parlementaires successives ont fait du recours au Conseil constitutionnel un levier d'action politique habituel, recherchant la censure immédiate de la loi quitte à ce que ces victoires juridiques ne limitent leur propre marge de manoeuvre une fois revenues au pouvoir.

Une réforme politique

« La réflexion qui m'a conduit à cette proposition [de réforme] était politique et non juridique » (6). En prenant l'initiative de la révision constitutionnelle de 1974, l'ancien président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, affirme avoir suivi « un raisonnement politique » : il s'agit tout à la fois de fixer des limites à la « tentation d'abus du pouvoir de la majorité » et de donner, dans la foulée de son élection, « un signal de changement » (7). Recevant à son entrée en fonction le président du Conseil constitutionnel, Roger Frey, il l'interroge sur les réformes susceptibles d'être mises en oeuvre. Deux propositions sont avancées : l'autosaisine du Conseil constitutionnel et - « en deuxième rang » (8) - l'ouverture de sa saisine aux parlementaires. Cette dernière n'est pas citée par le chef de l'État dans son message aux assemblées du 30 mai 1974, alors qu'il y annonce par ailleurs plusieurs mesures à destination de l'opposition. Déposé à la fin du mois de septembre suivant, le projet de révision retient finalement les deux options.

Saisie la première du texte, l'Assemblée nationale supprime d'emblée la disposition autorisant le Conseil constitutionnel à se saisir d'office « des lois qui lui paraîtraient porter atteinte aux libertés publiques garanties par la Constitution » (9). Le second volet de la réforme est admis dans son principe par les deux chambres, mais la question des modalités de la saisine parlementaire fait débat. La solution retenue par le gouvernement accordant le bénéfice de la saisine au « cinquième au moins des membres composant l'une ou l'autre Assemblée » est remise en cause par les députés. Ceux-ci proposent que le Conseil constitutionnel puisse être saisi par un dixième de parlementaires, pris indistinctement dans les deux chambres ou seulement l'une d'entre elles. Favorable à l'Assemblée nationale (le seuil étant abaissé à soixante-dix-huit députés au lieu de quatre-vingt-dix-huit dans le texte gouvernemental), cette règle du dixième des parlementaires devenait à l'inverse plus contraignante pour le Sénat, en cas de saisine isolée, que celle du cinquième de ses membres (l'effectif requis passant à soixante-dix-huit sénateurs contre cinquante-sept dans le projet initial). À la faveur d'un compromis, le seuil est finalement fixé à soixante députés ou soixante sénateurs, la saisine étant par ailleurs instituée séparément dans chaque chambre suivant la volonté du Sénat.

Loin du retentissement attendu, la réforme est tièdement accueillie. Le mode de composition du Conseil constitutionnel n'étant pas affecté par la révision, les parlementaires de l'opposition auxquels l'extension du droit de saisine est pourtant destinée refusent de l'adopter. « Telle quelle, déclare André Chandernagor devant le Congrès du Parlement, cette révision nous apparaît inopportune, dérisoire, inadéquate enfin aux problèmes particuliers qu'elle prétend résoudre » (10). La doctrine ne prend pas davantage la pleine mesure de la portée de la réforme (11). L'artisan même de cette révision, Valéry Giscard d'Estaing, pense alors que le droit de saisine parlementaire aurait « une utilisation relativement exceptionnelle » (12).

Un levier d'action politique

Le succès de la réforme est pourtant immédiat : en deux années d'application, le Conseil constitutionnel est saisi plus souvent par les parlementaires qu'il ne l'avait été au cours des seize années précédentes par les autres autorités de saisine. La courbe des recours parlementaires va croissante pour se stabiliser à compter de 1977 autour de huit saisines annuelles. L'alternance de 1981 accélère la fréquence des recours, le Conseil constitutionnel statuant en moyenne plus de dix fois par an. Le nombre des saisines parlementaires se maintient à un niveau comparable au cours de la législature suivante pour suivre depuis lors une trajectoire régulière (soixante-trois sous la XIIIe législature, soit une moyenne de douze par an), sans être pour autant linéaire, les variations étant importantes d'une année à l'autre (13).

De l'analyse très précise de Pascal Jan de l'évolution du nombre des recours parlementaires, il ressort que les pics statistiques coïncident généralement avec l'arrivée d'une nouvelle majorité à l'Assemblée nationale et, en cours de législature, avec un changement de gouvernement (14). Ce même auteur relève un autre phénomène marquant, celui de la montée en puissance des saisines sénatoriales (15) : même plus contraignante pour les sénateurs, l'exigence des soixante signatures n'a donc pas, semble-t-il, pesé sur leur faculté de recours.

Rapporté au nombre de lois adoptées, le bilan quantitatif de la saisine parlementaire apparaît plus modeste. Même en retranchant celles autorisant la ratification d'un engagement international, ce sont en moyenne, les variations étant ici encore très marquées d'une année à l'autre, moins de 20 % des lois que les parlementaires défèrent chaque année au contrôle du Conseil constitutionnel. Encore toutes les lois ne sont-elles pas affectées de façon équivalente, les matières financières et économiques ainsi que les textes touchant aux libertés publiques étant le plus fréquemment soumis à l'examen du juge.

Outre qu'il vient contrecarrer l'idée selon laquelle les parlementaires auraient cédé à l'abus de droit, cet usage modéré et en même temps stratégique du droit de saisine révèle nettement sa dimension politique : il ne s'est jamais agi de faire contrôler toutes les lois mais de cibler celles dont la censure est à la fois juridiquement possible et politiquement rentable. Le recours au Conseil constitutionnel n'a ainsi été « pratiquement actionné que par la seule opposition politique » (16). Aussi bien les saisines émanant d'une fraction du groupe majoritaire (17) que celles déposées par les groupes minoritaires (18) sont restées exceptionnelles. Le seuil des soixante signatures a freiné sans aucun doute les velléités contestataires et l'on peut présumer que les recours dissidents et minoritaires auraient été plus nombreux si le droit d'accès au Conseil constitutionnel avait été reconnu aux groupes parlementaires.

Mais l'essentiel n'est pas là. La saisine parlementaire du Conseil constitutionnel est un moyen d'action politique contre le gouvernement et sa majorité dont la loi entérine la volonté et, comme tel, elle ne peut être le fait que de ceux qui les combattent : les groupes d'opposition à l'Assemblée nationale tandis qu'au Sénat, l'opposition au pouvoir peut aussi, selon les périodes (1981-1986, 1988-1993, 1997-2002, 2011-2012), émaner du groupe majoritaire.

En accordant à une minorité de parlementaires le droit de mettre en cause la loi votée par le Parlement, la révision de 1974 a donné naissance à un statut de l'opposition. Abandonné dans l'hémicycle aux seuls rapports de force politiques, le contrôle du gouvernement et de sa majorité se double, avec l'ouverture du droit de saisine du Conseil constitutionnel, d'une dimension juridique qui échappe à la logique majoritaire. L'opposition cesse d'avoir « juridiquement tort » parce qu'elle est « politiquement minoritaire » (comme le député, André Laignel, l'avait imprudemment avancé (19)). L'infériorité numérique des parlementaires de l'opposition ne signe plus leur impuissance. Déplacée sur le terrain constitutionnel, la défaite du gouvernement entre dans le champ des possibles.

Les effets du contrôle sur la mise en oeuvre effective du programme législatif de la majorité sont finalement assez limités, aucun changement politique majeur n'ayant été proprement bloqué par une décision du Conseil constitutionnel. Mais l'invalidation d'une seule disposition législative qu'elle avait contestée au cours du débat parlementaire, voire même une simple réserve d'appréciation, assure à l'opposition le succès de son combat tandis que, par la répétition des recours, le pouvoir politique se soumet progressivement au respect des règles supérieures.

La juridicisation du débat politique

La menace du recours au Conseil constitutionnel imprègne peu à peu le travail d'écriture de la loi. Si elle exprime un choix politique, la loi s'inscrit aussi dans un ordre juridique dont les contraintes constitutionnelles se densifient à mesure des saisines parlementaires et des décisions rendues. La formule restée célèbre du Conseil constitutionnel, dans sa décision du 23 août 1985, marque la mesure du changement induit par la révision de 1974 et l'afflux des recours : « la loi votée n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ».

Non sans résistances, par une sorte d'acculturation forcée des gouvernants, la production législative obéit progressivement à ce que l'ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, Bruno Genevois, a appelé « une logique de la prévention des inconstitutionnalités » (20). Ainsi, dans sa circulaire du 25 mai 1988 relative aux méthodes du travail gouvernemental, le Premier ministre, Michel Rocard, enjoint-il aux membres de son gouvernement « de tout faire pour éliminer les risques d'inconstitutionnalité susceptibles d'entacher les projets de loi, les amendements et les propositions de loi ».

Relativement absents jusqu'en 1974 du débat parlementaire, les principes et la jurisprudence constitutionnels y sont désormais régulièrement invoqués par l'opposition, au premier chef, qui agite la menace d'un recours au Conseil constitutionnel. Mais la majorité, sans prendre elle-même l'initiative de la saisine, peut aussi arguer d'un risque de censure pour obtenir des modifications du projet gouvernemental. À l'inverse, d'autres de ses amendements peuvent être écartés par l'exécutif au motif précisément de leur inconstitutionnalité supposée.

Les caractères du contrôle opéré par le juge renforcent encore la prégnance des questions constitutionnelles dans le débat législatif. S'il n'intervient qu'au terme du processus parlementaire, le recours au Conseil constitutionnel suit immédiatement l'adoption de la loi dont il suspend la promulgation, la décision devant être rendue dans le délai très bref d'un mois suivant la saisine. Cette quasi-simultanéité des temps politique et juridique entraîne le Conseil constitutionnel dans le jeu politique. Sa décision est appréciée au regard des enjeux politiques qui ont motivé sa saisine et qu'elle vient in fine arbitrer. Les implications de la sentence du juge constitutionnel sont d'autant plus marquées que cette dernière est irrévocable (sauf à recourir au pouvoir constituant), s'imposant au gouvernement et à sa majorité dont elle peut défaire la loi.

Si l'opposition parlementaire retire de la censure un gain immédiat, elle s'expose aussi, au gré des alternances, à soumettre ses propres options politiques à une jurisprudence constitutionnelle qu'elle aura contribuée, par ses recours au juge, à développer.

II - Saisine parlementaire et justice constitutionnelle

Tributaire de considérations politiques, la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel emporte des conséquences juridiques et contentieuses qui échappent largement aux saisissants. Dès lors qu'à leur initiative la loi est déférée au contrôle de constitutionnalité, ceux-ci perdent la maîtrise du procès ouvert devant le Conseil constitutionnel et de ses implications sur l'activité législative. Quasi-absolu de la révision de 1974 à celle de 2008, le lien mécanique entre saisine parlementaire et contrôle de la constitutionnalité de la loi a été remis en cause par l'introduction de la question prioritaire de constitutionnalité sans que celle-ci n'ait, cependant, induit pour l'heure d'évolution notable de la saisine parlementaire.

Le procès de la loi sur saisine parlementaire

Adoptée dans la foulée de la révision, la loi organique du 26 décembre 1974 comporte un article unique modifiant l'article 18 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique relative au Conseil constitutionnel : « Lorsqu'une loi est déférée au Conseil constitutionnel à l'initiative de parlementaires, le Conseil est saisi par une ou plusieurs lettres comportant au total les signatures d'au moins soixante députés ou soixante sénateurs. Le Conseil constitutionnel [...] avise immédiatement le Président de la République, le Premier ministre et les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat. Ces derniers en informent les membres des assemblées ».

La présentation de la saisine parlementaire n'obéit donc à aucune exigence particulière sinon qu'elle doit être écrite et signée par chacun des requérants. Ceux-ci sont libres de saisir le Conseil constitutionnel de manière collective ou individuelle, pourvu que le nombre requis de signatures soit atteint et la qualité des requérants authentifiée par leur signature manuscrite (Cons. const., déc. n° 96-386 DC du 30 décembre 1996). Aucun texte n'oblige par ailleurs les saisissants à présenter de griefs au soutien de leur requête, même si en pratique les recours sont le plus souvent motivés (21). Depuis 1983, les saisines sont publiées au Journal officiel (ainsi que, depuis 1994, les observations du gouvernement).

Le fait que la loi organique n'exige pas des saisissants une lettre unique préserve la liberté de chaque parlementaire de prendre, séparément des groupes, l'initiative d'un recours. C'est ainsi que le Conseil constitutionnel peut être saisi, soit par un ou plusieurs groupes parlementaires atteignant chacun ou ensemble la dimension requise, émanant de l'une ou l'autre ou des deux assemblées, soit par l'adjonction, à ce(s) groupe(s), de parlementaires isolés, soit uniquement par des parlementaires agissant à titre individuel mais conjointement (dans le cas, par exemple, d'une saisine émanant d'une fraction du groupe majoritaire).

Déjà très exigeant pour les groupes parlementaires minoritaires et même, en cas de revers électoral, pour le principal groupe d'opposition (le groupe socialiste de l'Assemblée nationale ne comptait que 57 membres sous la Xe législature), le seuil des soixante signatures est pratiquement infranchissable pour des parlementaires agissant isolément des groupes. Au moins, ceux-ci pouvaient-ils, même sans réunir soixante signatures, développer dans une seconde requête des moyens nouveaux au soutien de la saisine principale (Cons. const., déc. n° 77-89 DC du 30 décembre 1977). Cette jurisprudence libérale a été abandonnée par le Conseil constitutionnel, toute demande qui n'est pas portée par au moins soixante députés ou soixante sénateurs ne pouvant être assimilée, au regard des termes de l'article 61 de la Constitution, à une saisine (Cons. const., déc. n° 2008-571 DC du 11 décembre 2008). Un parlementaire, même signataire d'une première saisine régulière, n'est donc pas autorisé à déposer, sous sa seule signature, un mémoire complémentaire soulevant de nouveaux griefs (Cons. const., déc. n° 99-419 DC du 9 novembre 1999) ou a fortiori mettant en cause d'autres dispositions de la loi déférée (Cons. const., déc. n° 81-133 DC du 30 décembre 1981).

Soumis à l'exigence numérique des soixante signatures, le déclenchement du contrôle de constitutionnalité au titre de l'article 61, alinéa 2, est aussi enfermé dans de stricts délais : la loi doit être déférée au Conseil constitutionnel après son adoption définitive par le Parlement, dans l'ensemble de ses dispositions, mais avant sa promulgation dans les quinze jours qui suivent sa transmission au gouvernement. Une demande prématurée est par voie de conséquence frappée d'irrecevabilité (Cons. const., déc. n° 76-69 DC du 8 novembre 1976), le Conseil constitutionnel se déclarant par ailleurs incompétent pour statuer sur une requête introduite tardivement, même si la loi promulguée n'a pas été encore publiée (Cons. const., déc. n° 97-392 DC du 7 novembre 1997). Enfin, lorsqu'une première décision a été rendue, le Conseil constitutionnel rejette la requête ultérieure dirigée contre la même loi (Cons. const., déc. n° 2001-449 DC du 4 juillet 2001).

La promulgation de la loi n'étant suspendue à aucun délai minimum, l'empressement du chef de l'État peut, en théorie, priver les parlementaires d'exercer leur droit de saisine. En pratique, le recours est préparé bien en amont de la saisine proprement dite, si bien que l'urgence dans laquelle est finalisée la requête ne fait pas obstacle à la mise en oeuvre du contrôle. Au demeurant, les saisines sont le plus souvent anticipées par le Conseil constitutionnel lequel, étant d'ailleurs averti en principe par les futurs saisissants, informe en amont les autorités chargées des formalités de la promulgation. Ce circuit d'informations officieux a jusqu'à présent suppléé efficacement aux lacunes des textes.

L'enregistrement de la saisine au secrétariat général du Conseil constitutionnel suspend le délai de promulgation de la loi et fait courir réciproquement celui d'un mois (ramené à huit jours à la demande du gouvernement en cas d'urgence) dans lequel la décision doit être rendue. Après le temps parlementaire, peut alors commencer celui du juge constitutionnel.

Le procès de la loi indifférent à la saisine parlementaire

Le traitement des saisines parlementaires par le Conseil constitutionnel a progressivement obéi au principe du contradictoire. Aussitôt après son enregistrement, la saisine est communiquée aux présidences de la République, du Sénat et de l'Assemblée nationale ainsi qu'au secrétariat général du gouvernement. En sa qualité, discutée, de défenseur de la loi, celui-ci rédige des observations qui sont à leur tour communiquées aux requérants. La réplique éventuelle des saisissants est transmise au secrétariat général du gouvernement qui peut produire de nouvelles observations en réponse. Mais la juridictionnalisation du traitement des saisines parlementaires n'a pas entamé la nature intrinsèque du contrôle a priori de la constitutionnalité des lois. Contentieux objectif et abstrait, celui-ci vise exclusivement à la défense de la Constitution et, « une fois ouvert par la saisine, se détache des saisissants » (22).

Le Conseil constitutionnel ne s'est pas laissé prendre au piège de son instrumentalisation politique que l'afflux des recours parlementaires a un temps laissé craindre. Saisi une seconde fois par l'opposition de la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie, dont l'unique disposition censurée lors de la première décision avait pourtant été modifiée, à la faveur d'une nouvelle délibération, pour en assurer la conformité à la Constitution, le Conseil prévient que l'objet du contrôle de constitutionnalité « est non de gêner ou de retarder l'exercice du pouvoir législatif mais d'assurer sa conformité à la Constitution » (Cons. const., déc. n° 85-197 DC du 23 août 1985). Défendant de nouveau son office et alors qu'il avait été saisi cette fois par des députés de la majorité dont plusieurs avaient finalement souhaité se désister du recours, portant le nombre de saisissants à moins de soixante, le Conseil s'oppose à tout retrait affirmant qu'« aucune disposition [...] ne permet aux autorités ou parlementaires habilités à déférer une loi au Conseil constitutionnel de le dessaisir en faisant obstacle à la mise en oeuvre du contrôle de constitutionnalité engagé » (Cons. const., déc. n° 96-386 DC du 30 décembre 1996).

Procès intenté à la loi, le contrôle du Conseil constitutionnel se déploie indépendamment de la saisine qui l'a déclenché. Ainsi, il est indifférent au juge constitutionnel que les saisissants ne contestent que certaines dispositions de la loi. Si le contrôle porte en premier lieu sur les dispositions attaquées, « il appartient au Conseil constitutionnel de relever toute disposition de la loi déférée qui méconnaîtrait des règles ou principes de valeur constitutionnelle » (Cons. const., déc. n° 95-360 DC du 2 février 1995). C'est donc l'entier contenu de la loi qui est indivisiblement soumis à l'examen du juge constitutionnel, même si la déclaration de conformité n'est désormais relative qu'aux dispositions spécialement examinées par le Conseil dans sa décision. De même, s'ils sont repris dans les considérants des décisions, les griefs invoqués par les requérants sont sans incidence sur la portée du contrôle du juge. Non pas que l'argumentation développée par les saisissants puisse ne pas influer sur la décision rendue : « il n'est pas rare, relève Benoît Mercuzot, que telle interprétation développée par une requête inspire une décision du Conseil » (23). Mais, en tout état de cause, la motivation de la saisine ne circonscrit pas l'étendue du contrôle, soit que le Conseil constitutionnel soulève d'office un moyen pour censurer la disposition contestée, soit que la déclarant conforme, l'autorité de sa décision ne soit pas liée aux griefs invoqués dans la saisine. La saisine peut d'ailleurs ne comporter l'énoncé d'aucun moyen particulier (Cons. const., déc. n° 95-360 DC du 2 février 1995) sans pour autant faire obstacle au déclenchement du contrôle.

La saisine parlementaire ne serait donc qu'un « acte condition » (24) à la mise en oeuvre du contrôle de la constitutionnalité de la loi. Encore l'action des parlementaires n'est-elle pas même nécessaire à l'ouverture du procès de la loi devant le Conseil constitutionnel.

Le procès de la loi sans saisine parlementaire

Le contrôle de la constitutionnalité des lois n'a jamais été, en droit, le monopole des parlementaires. Restriction importante, le régime spécifique d'examen des lois organiques, visé à l'article 61, alinéa premier, de la Constitution, neutralise le droit de saisine parlementaire à l'endroit de ces dispositions. Soumises au contrôle obligatoire du Conseil constitutionnel, les lois organiques lui sont automatiquement transmises par le Premier ministre (le Conseil n'étant donc pas, à proprement parler, « saisi »), cette transmission étant exclusive de toute autre procédure et faisant donc obstacle à une saisine parlementaire au titre de l'article 61, alinéa 2 (Cons. const., déc. n° 92-305 DC du 21 février 1992). Les parlementaires restent cependant autorisés à contester les dispositions de la loi organique qui ne ressortissent pas à son domaine d'intervention. Pour le reste, ils peuvent adresser des observations au Conseil constitutionnel, lesquelles sont visées dans la décision et font l'objet d'observations en réplique du gouvernement (Cons. const., déc. n° 2009-579 DC du 9 avril 2009).

S'agissant ensuite des lois ordinaires, même après la révision de 1974, le Premier ministre, le président de l'Assemblée nationale et celui du Sénat (le chef de l'État n'ayant jamais usé quant à lui de cette prérogative) ont saisi en quelques occasions le Conseil constitutionnel. Ces voies d'accès au juge constitutionnel, théoriquement concurrentes de la saisine parlementaire, n'ont cependant joué qu'un rôle très marginal dans la mise en oeuvre du contrôle de la constitutionnalité des lois ordinaires, soit que le chef du gouvernement ait voulu donner à une législation sensible ou controversée un brevet de constitutionnalité (25), soit que de manière plus exceptionnelle encore, les seconds aient agi, intuitu personae, pour défendre les prérogatives de leur assemblée respective ou s'assurer du respect des droits et libertés constitutionnels (26).

C'est apparemment à ce dernier titre, « en vue de l'examen de sa conformité à la Constitution » et sans invoquer de grief, que les présidents des deux chambres ont déféré, en septembre 2010, la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public au contrôle du Conseil constitutionnel (Cons. const., déc. n° 2010-613 DC du 7 octobre 2010). Cette saisine concomitante des représentants du pouvoir délibérant, inédite depuis 1959, a visé à neutraliser toute contestation future de la loi, la procédure nouvelle de la QPC ne pouvant être dirigée contre les dispositions ayant déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

Une évolution des motivations des saisines parlementaires semble alors se dessiner, le contrôle du Conseil constitutionnel étant mis en oeuvre non plus pour contester la loi mais pour lui assurer un brevet de constitutionnalité qui la rende inattaquable après sa promulgation. C'est ainsi qu'après les présidents des assemblées, les députés de l'opposition ont, par une nouvelle saisine « blanche », saisi le Conseil constitutionnel de la loi relative à l'organisation du championnat d'Europe de football de l'UEFA en 2016. Ménageant la possibilité de futures QPC, le Conseil constitutionnel refuse cette fois, en l'absence de « motif particulier d'inconstitutionnalité ressort[ant] des travaux parlementaires », d'examiner spécialement d'office les dispositions de la loi, cette dernière étant déclarée conforme uniquement dans le dispositif, et non les motifs, de sa décision (Cons. const., déc. n° 2011-630 DC du 26 mai 2011).

Si elle n'a pas eu d'effet, à ce jour, sur le niveau des saisines parlementaires (trente-cinq de l'ouverture de la XIIIe législature à l'entrée en vigueur de la procédure, vingt-huit du 1er mars 2010 à la fin de la XIIIe législature), l'introduction de la QPC a en tous les cas mis un terme au quasi-monopole de fait des parlementaires dans le déclenchement du contrôle de la constitutionnalité des lois. L'évitement du contrôle a priori n'offre plus aucune garantie aux auteurs de la loi, pas plus d'ailleurs que l'examen préventif du Conseil constitutionnel sauf à accepter, après avoir voté la loi, de soulever à son encontre des griefs particuliers (27)...

Annexe : Tableau récapitulatif par législature des saisines du Conseil constitutionnel au titre de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution :

Législature Députés Sénateurs PM Pdt Sénat Pdt AN Total Décisions
I 2 2 2
1* 1 1
II 2 2 2
III 1 1 1
IV 1 2 3 3
V 19 3 1 1 24 22
VI 22 9 1 1 33 25
VII 54 38 1 93 66
VIII 21 14 35 26
IX 31 29 2 1 63 48
X 32 22 4 1 1 60 50
XI 36 32 1 69 48
XII 62 41 103 71
XIII 60 40 1 1 1 103 66
XIV** 3 2 5 3
* Saisine hors législature du président du Sénat portant sur la loi relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962 (décision n° 62-20 DC) ** Au 24 octobre 2012 Source : service de la documentation du Conseil constitutionnel (2012)

(1) Le sujet a donné lieu à une littérature juridique abondante. Outre les deux colloques organisés à l'occasion des vingtième et trentième anniversaires de la révision de 1974 par l'Association française de droit constitutionnel et le Groupe d'études et de recherches sur la justice constitutionnelle, dont les actes ont été publiés aux éditions PUAM-Economica en 1995 et en 2006, on mentionnera l'ouvrage de référence que constitue la thèse de Pascal Jan, La saisine du Conseil constitutionnel, LGDJ, 1999, 716 p.

(2) 30 ans de saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, D. Maus et A. Roux (dir.), Colloque et publication en hommage à Louis Favoreu, PUAM-Economica, Coll. Droit public positif, 2006, p. 5.

(3) « La place de l'opposition : le syndrome français », Pouvoirs, n° 85, 1998, p. 77.

(4) Documents pour servir à l'histoire de l'élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, vol. II, Doc. fr., p. 180 et s.

(5) « Il résulte de l'esprit de la Constitution qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur de l'activité des pouvoirs publics que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le peuple à la suite d'un référendum, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale » (Cons. const., déc. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962). « Considérant que [...] le Conseil constitutionnel ne tient ni de l'article 61, ni de l'article 89, ni d'aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle » (Cons. const., déc. n° 2003-469 DC du 26 mars 2003). Sur le contrôle des lois organiques, v. infra, « Le procès de la loi sans saisine parlementaire ».

(6) 30 ans de saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, op. cit., note 2, p. 8.

(7) Ibid.

(8) Ibid.

(9) V. le rapport de Pierre-Charles Krieg, Assemblée nationale, n° 1190, 1974.

(10) J.O., Débats parlementaires, Congrès du Parlement, 22 octobre 1974, p. 4.

(11) Paru dans le quotidien Le Monde daté du 11 octobre 1974, l'article de Maurice Duverger, « La réforme constitutionnelle, un gramme de démocratie », est particulièrement représentatif de la sévérité de la doctrine vis-à-vis de la réforme. Dans la même veine, Patrick Juillard voit dans « l'aménagement » de l'article 61 « le degré zéro du changement », « Difficultés du changement en matière constitutionnelle : l'aménagement de l'article 61 de la Constitution », RDP, 1974. 1704.

(12) 30 ans de saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, op. cit., note 2, p. 11.

(13) V. en annexe le tableau récapitulatif par législature des saisines du Conseil constitutionnel au titre de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution.

(14) Pascal Jan, La saisine du Conseil constitutionnel, op. cit., note 1, p. 415 et s.

(15) Ibid., p. 419 et s.

(16) Guy Carcassonne, « La place de l'opposition : le syndrome français », op. cit., note 3, p. 77.

(17) La loi autorisant l'interruption volontaire de grossesse a été la première à être déférée au contrôle du Conseil constitutionnel à l'initiative d'une fraction du groupe majoritaire de l'Assemblée nationale (Cons. const., déc. n° 74-54 DC du 15 janvier 1975). La dernière saisine en date à avoir été signée par des députés du groupe majoritaire a visé la loi tendant à réprimer la contestation de l'existence de génocides reconnus par la loi, laquelle a d'ailleurs été censurée par le Conseil constitutionnel (Cons. const., déc. n° 2012-647 DC du 28 février 2012).

(18) En 2003, le groupe minoritaire de l'UDF s'était associé au groupe socialiste pour contester devant le Conseil constitutionnel la loi relative à l'élection des conseillers régionaux et des représentants du Parlement européen ainsi qu'à l'aide publique aux partis politiques (Cons. const., déc. n° 2003-468 DC du 3 avril 2003).

(19) J.O., Débats Assemblée nationale, 14 octobre 1981, p. 1730.

(20) « L'influence du Conseil constitutionnel », Pouvoirs, n° 49, 1989, p. 52.

(21) Spécificité procédurale, le grief tiré de l'inobservation de l'article 40 de la Constitution ne peut être invoqué par les parlementaires saisissants que si l'exception d'irrecevabilité financière a été soulevée devant le Parlement, le Conseil constitutionnel statuant uniquement comme juge d'appel (Cons. const., déc. n° 77-82 DC du 20 juillet 1977).

(22) Guillaume Drago, Contentieux constitutionnel français, PUF, Coll. Thémis droit, 3e éd., 2011, p. 352.

(23) « Saisines parlementaires et constitutionnalisme », Droit et politique, CURAPP, PUF, 1993, p. 67.

(24) Jean-Pierre Camby, « La saisine du Conseil constitutionnel ou l'impossible retrait », RDP, 1997. 9.

(25) Dernière en date, la saisine visant la loi ordinaire relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution a répondu à un objectif de cohérence, la loi organique afférente au même objet ayant été transmise le même jour au Conseil constitutionnel par le Premier ministre (déc. n° 2010-609 et 2010-610 DC du 12 juillet 2010).

(26) Depuis la mise en oeuvre de la révision de 1974, les présidents des assemblées n'ont chacun saisi qu'à quatre reprises le Conseil constitutionnel.

(27) Cette obligation de motiver la saisine a sans doute dissuadé les députés de la majorité de saisir à titre préventif le Conseil constitutionnel de la loi relative au harcèlement sexuel du 6 août 2012.