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Le virus dans la cité

Il faut se laisser ébranler par l’événement inédit de l’épidémie. Catastrophe naturelle, elle n’en a pas moins une dimension politique : elle polarise et ouvre des possibles de refondation comme de destruction. 

L’actuelle pandémie de Covid-19 représente «  l’événement  » par excellence, dont Ricœur disait qu’il faut le « respecter », lui et « sa puissance d’ébranlement infinie1 ». Le respecter, c’est-à-dire ne pas le rabattre d’emblée sur les systèmes explicatifs qui nous conviennent ; accepter que sa signification soit ouverte, encore à construire. À dire cela, on mesure immédiatement que ce n’est pas chose facile. Et combien il est tentant d’inscrire l’événement dans une histoire déjà connue, que l’on choisisse celle de la mondialisation destructrice, de la dérive autoritaire des États ou de nos modes de vie inconséquents. À la suspension de notre quotidien du fait du confinement doit répondre celle de nos certitudes sur le sens de ce qui nous arrive.

L’épidémie est un fait biologique, échappant – dans son irruption du moins – à toute causalité humaine apparente. Elle nous renvoie à l’imaginaire archaïque et ambivalent du châtiment divin et de son corollaire, une possible rédemption. Le besoin de réintroduire une dimension humaine, commensurable, dans un phénomène qui nous échappe, est ce qui encourage toutes sortes de théories du complot. C’est aussi ce qui explique que l’on soit tenté de voir dans l’épidémie un «  avertissement  », un coup de semonce avant de prochaines crises, forcément plus graves. Mais l’épidémie n’est pas une apocalypse. Si elle suspend le temps, elle y est circonscrite. Il y aura un «  après  », dans lequel nous cherchons déjà à nous projeter. À ce titre, l’épidémie constitue davantage une catastrophe, au sens du hiatus qui rompt le continuum historique. C’est là que se loge notre ambivalence à son égard. Sidérés par ses effets dramatiques, nous sommes tout autant fascinés par l’ampleur du possible qu’elle ouvre, dès lors qu’une certaine marche du monde, qui paraissait inéluctable, connaît un brutal coup d’arrêt. « Tout s’est arrêté. Mais demain on change tout », peut-on lire sur une banderole accrochée à un balcon en région parisienne.

L’absence d’intentionnalité qui caractérise l’épidémie comme événement biologique n’en annule pas le caractère éminemment politique. C’est dans des sociétés mondialisées, urbanisées et connectées qu’elle se diffuse. C’est dans nos institutions – l’hôpital, le cercle familial, le cadre de travail – qu’elle nous saisit et transforme nos vies. Elle appelle également des réponses de nature politique, d’abord face à l’urgence dans laquelle elle nous plonge, ensuite pour imaginer un «  après  ». Y parviendrons-nous seulement ? C’est une question que l’on doit se poser, si l’on se souvient de la crise financière de 2008. Événement très différent, mais dont on a pensé qu’il marquerait la fin d’un certain fonctionnement de nos économies capitalistes, elle n’a pas empêché le retour des pratiques qui l’avaient rendue possible, et encore moins leur amplification. Aussi la question de ce que nous voulons à l’issue de cette crise reste-t-elle entière. Au regard d’autres événements qui ont marqué ces dernières décennies, cette pandémie a ceci de particulier qu’elle a conduit de nombreux gouvernements à ériger en impératif une exigence de préservation de la vie humaine, avec une ampleur inédite. Mais cette affirmation de la valeur de la vie oblige à se demander en retour : quelle est cette vie que nous voulons préserver ? Répondre à cette question était, pour Albert Béguin, qui dirigea Esprit entre 1950 et 1957, la « fonction du questionneur », « celui qui, lorsqu’on lui parlera de l’homme, demandera “quel homme?” et, lorsqu’il sera question du bonheur, “quel bonheur?” et n’acceptera pas pour justice ce qui n’en sera que la terrible idole2 ».

Quelle est cette vie que nous voulons préserver ?

L’épidémie de Covid-19, à maints égards, rouvre des possibles politiques. Soudaine irruption de la mort et du négatif dans des sociétés qui avaient cru les maintenir à distance, elle repolarise la vie collective3. Elle nous révèle des inégalités intolérables et nous invite à redéfinir des solidarités, des communs. Parce qu’elle nous ramène à notre condition d’être vivant avant tout, elle ouvre la possibilité de refondations.

Mais la catastrophe porte aussi en elle un risque de rétractation du politique. En son nom, une gestion efficace et prétendument dépolitisée du présent peut s’imposer pour «  faire face  ». Le déploiement des technologies de contrôle des populations en Chine a franchi avec l’épisode du Covid-19 un cap décisif, et il y a fort à parier que les autorités chinoises ne reviendront pas en arrière. Les mesures qui, partout dans le monde, suspendent un certain nombre de procédures démocratiques pourraient avoir des effets persistants. Les technologies numériques – qui nous permettent de télétravailler, de rester en contact avec les proches, de nous faire livrer à domicile – contribuent aussi à dépolitiser notre rapport au monde. Le risque existe, dans le même temps, d’une re-politisation de notre vie collective par l’extrême droite, qui n’hésitera pas, elle, à donner une signification politique aux mesures qu’il aura fallu prendre pour gérer cette crise.

Toutes ces questions sont devant nous. Étant entendu qu’il est bien trop tôt pour en fixer la signification, ce numéro d’Esprit a voulu explorer ce que l’événement nous fait. Il s’attache d’abord à l’expérience singulière suscitée par l’épidémie, celle du confinement, du bouleversement de tous nos rythmes et rites, de la transformation profonde – y compris sensorielle – de notre rapport au monde. La maladie en touche certains, mais nous nous découvrons tous vulnérables, face à un virus contre lequel aucun vaccin ne protège encore. La mort fait irruption dans de nombreuses familles, d’autant plus violemment qu’il n’est plus possible d’accompagner les morts. Et pour qui voudrait se tourner vers son Dieu, les rituels collectifs sont impossibles.

De tous ces bouleversements naît comme un « désir de guérison », qui déborde la maladie et interroge en profondeur nos existences. Certains auteurs, comme Hobbes ou Foucault, fournissent des clés d’interprétation. La relecture de certains épisodes historiques, comme la peste de Marseille en 1720, nous éclaire. Mais l’événement présent débordant toujours ce que nous sommes capables d’en dire au moment où il survient, c’est d’abord à un exercice d’humilité qu’il nous convoque, exigeant de nous de la patience.

Enfin, si nos mouvements sont contraints, notre imagination ne l’est pas. Et dans un présent confiné, elle se tourne spontanément vers l’avenir : pour le craindre et s’interroger anxieusement sur le monde de l’après-Covid ou pour chercher à le refonder. Le temps de l’action n’est pas encore là, et les réflexions qui nous traversent sur «  l’après  » sont inséparables de ce moment suspendu que nous traversons, où beaucoup de choses sont possibles et bien peu sont certaines. Par l’ampleur du séisme qu’elle représente, cette pandémie mondiale orientera, pour longtemps sans doute, notre effort de compréhension du réel. Pour l’heure, elle nous rappelle que l’histoire est d’abord le lieu où surgit l’inédit, et que l’avenir n’est pas écrit.

  • 1.  Paul Ricœur, «  Le paradoxe politique  », Esprit, mai 1957, repris dans Histoire et vérité, Paris, Seuil, 2001.
  • 2.  Albert Béguin, «  Fidélité et imagination  », Esprit, novembre 1950.
  • 3. Voir Michaël Fœssel et Frédéric Worms, «  La catastrophe est-elle une politique ?  », Esprit, mai 2011.

Anne Dujin

Rédactrice en chef de la revue Esprit depuis 2020, Anne Dujin est politiste de formation. Elle est également poète. Son dernier recueil, L'ombre des heures, est paru aux éditions de L'herbe qui tremble en 2019.

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Ce dossier spécial décrit l’expérience de vulnérabilité commune suscitée par l’épidémie, interroge les règles de l’exception qui lui répond et explore les différents imaginaires qu’il sollicite. À lire aussi dans ce numéro : les pressions chinoises sur la recherche, les discours de haine en ligne et un entretien avec Emma Lavigne sur le Palais de Tokyo.


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