REVUE FRANÇAISE DE PÉDAGOGIE
N° 90 janvier-février-mars 1990, 5-15
LECTURE SCOLAIRE : LES ANNÉES DE CRISE
par Anne-Marie CHARTIER
(*) Nous remercions le Service des Etudes et de la Recherche de la Bibliothèque publique d'information (Centre Georges Pompidou) de nous autoriser à publier en « bonnes feuilles » ce chapitre d'une recherche qu'il a commanditée. On en trouvera le texte complet dans Anne-Marie CHARTIER et Jean HÉ- BRARD, Discours sur la lecture (1880-1980), Paris, BPI-Centre Georges Pompidou, 1989, 532 p.
L'ensemble de cette recherche, obéit à un principe méthodologique général. Nous n'avons jamais essayé de constituer les discours que nous avons rencontrés en une « idéologie » de la lecture qui caractériserait notre temps. Nous avons plutôt choisi de constituer en flux discursifs parallèles les principales problématiques qui se dégageaient des divers types de matériaux. Flux parallèles car, à l'évidence, même si des scansions chronologiques fortes peuvent être repérées, les cohérences demeurent partielles, les contradictions restent irrésolues et les thématiques poursuivent des voies relativement indépendantes jusque dans leurs entrecroisements ou leurs recoupements. Quatre de ces problématiques ont été sélectionnées pour leur capacité à rendre compte de la multiplicité des variations que les discours sur la lecture manifestent dans la revue L'Education nationale. Evolutions des supports jugés pédagogiquement les plus adéquats, qui conduit du manuel de morceaux choisis au « livre de bibliothèque » puis au journal et aux autres médias écrits. Eclatement, à la fin de la décennie 1960, du corpus littéraire de référence forgé dans les années 1920 autour d'une littérature de classiques « nationaux ». Déplacement brutal du sens conféré au mot « culture » lorsque, avec les années « glorieuses » de la croissance, le progrès scientifique et technique paraît devoir substituer ses valeurs à celles de l'humanisme traditionnel. Prise de conscience des enjeux sociaux de la lecture quand l'échec scolaire vient grever la mise en place d'une démocratisation du système éducatif en même temps que les disciplines scientifiques se substituent aux disciplines littéraires dans la sélection et la formation de l'excellence. C'est à ce dernier aspect que s'attache le chapitre ici reproduit.
La moitié des articles que consacrent l'Education Nationale puis l'Education au thème de la lecture est concentrée dans la décennie 1965-1975 : dix ans pour dire par le menu tout ce que remue la crise, ce qu'elle inaugure et ce qu'elle liquide, ce qu'elle promeut et ce qu'elle brade. Pour ces dix ans, il faut repérer quels effets directs ou à retardement ont eu, dans le champ de la lecture, les nouveaux discours sur la culture. Les discours prônant un humanisme moderne ou scientifique sont-ils restés de simples vœux généraux ou ont-ils eu des retombées visibles sur les pratiques de lecture ? L'attention attirée sur la montée des attitudes consomma- toires à l'égard de l'imprimé a-t-elle eu d'autres effets que ceux qui contribuent à créer, hors de l'école, un secteur socio-culturel d'accompagnement du temps libre ? A en croire la revue, c'est du côté du nouvel humanisme scientifique que l'institution scolaire trouve les ressources de ces principales innovations, particulièrement dans les années qui précèdent 1968 : toute une série d'articles font état de propositions convergentes ou d'expériences stimulantes. Et le développement accéléré
