Bernard Vernier
Représentation mythique du monde et domination masculine chez les Pomaques grecs*
es Pomaques, dont la majeure partie se trouve en Bulgarie, constituent en Grèce une minorité d'environ vingt mille personnes vivant pour la plupart dans les villages montagnards du Rhodope, le long de la frontière gréco-bulgare1. Isolés à l'intérieur d'une zone militaire où l'on n'entre qu'avec une autorisation difficile à obtenir, les villages pomaques ont, mis à part le personnel de l'administration, une population homogène qui a sa langue propre, adhère à une même religion et vit dans sa majorité de la monoculture du tabac, qui impose à tous un rythme de vie et des intérêts communs. Pour ces raisons, à la différence des autres minorités existant en Grèce, les Pomaques ont pu maintenir beaucoup de leurs traditions. Cependant, plus que son traditionalisme, ce qui caractérise cette société, c'est son rapport crispé à la tradition, expression d'une tentative désespérée pour sauvegarder son identité dans une situation qui accumule comme à plaisir tous les risques de désintégration. En effet, islamisés pendant l'occupation ottomane, les Pomaques parlent une langue de type plutôt slave tout en étant citoyens grecs.
Dans cette région pauvre2, où la culture non mécanisée du tabac nécessite une main-d'œuvre nombreuse et s'effectue dans le cadre domestique, tous les membres de la famille, chacun selon son sexe, participent aux travaux agricoles. Cependant, il ne suffit pas de constater qu'une stricte division sexuelle du travail assigne à chaque sexe des étapes différentes de la culture et des travaux différents à l'intérieur d'une même étape pour comprendre pourquoi cette société utilise telle combinaison plutôt que telle autre parmi toutes celles logiquement concevables qui
auraient obéi au même titre au principe de l'opposition entre travaux masculins et féminins. On ne peut dépasser le simple constat de l'arbitraire culturel qui, par exemple, voue les femmes au repiquage du tabac qu'en montrant comment cette activité devient nécessairement féminine si on la replace dans une représentation mythique du monde, qui classe l'ensemble des actions sur la base d'un système d'oppositions homologues où celle du masculin et du féminin joue un rôle fondamental3. Ces oppositions trouvent à s'exprimer non seulement jusqu'à travers les détails
* II nous a paru nécessaire de livrer ici aux lecteurs d'Actes de la recherche en sciences sociales ce texte qui, initialement publié dans The Greek Review of Social Research, «Aspects du changement social dans la campagne grecque » (Centre national de recherches sociales - Athènes), n'avait pas eu la visibilité qu'il mérite.
1 - Les données sur lesquelles porte cette analyse ont été recueillies en 1967, lors d'un séjour de deux mois à Echinos qui, avec ses quelque deux mille cinq cents habitants, est. en Grèce, le plus important des villages pomaques. Ce texte fait partie d'une étude consacrée, pour l'essentiel, à l'île de Karpathos et présentée comme thèse de troisième cycle à la Sorbonne en 1977 sous le titre : « Rapports de parenté et rapports de domination : 1 . Représentation mythique du monde et domination masculine chez les Pomaques, 2. L'ordre social des aînés Cana- cares à Karpathos et sa reproduction. »
2 - La propriété moyenne est de 6,5 stremmata (1 hectare = 10 strem- mata). Le rendement moyen pour le type de tabac cultivé (basma) est de 70 kilogrammes environ par stremma. À l'époque, le tabac était vendu 40 drachmes le kilo, ce qui donnait un revenu moyen annuel de trois mille francs. Mais de cela il faut retrancher les dépenses diverses (engrais...). Les familles les plus pauvres possèdent 2 stremmata, les plus riches 10 stremmata, mais les quatre cinquièmes des familles en cultivent entre 4 et 8.
3 - Nous appellerons ici « représentation mythique du monde » ce système d'oppositions, qui informe toutes les pratiques.
