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Islam et christianisme : comparer ce qui est comparable

décembre 2016

#Divers

Dans un contexte où l’islam fait figure de bouc émissaire, il ne sert à rien de revenir à la lettre du Coran, qui peut être interprétée de multiples manières, mais il importe de faire l’histoire des divisions initiales et de prêter attention à la religion vécue des fidèles.

La recherche en sciences sociales ne cesse de segmenter, de fragmenter et, partant, de différencier le passé et le présent de ses objets – les réalités collectives de toutes sortes et donc aussi les religions –, de décortiquer la complexité des situations et des institutions de naguère et d’aujourd’hui. Elle «  déconstruit  », pour reprendre le mot consacré, les significations contrastées, parfois contradictoires, de termes et de désignations en apparence clairs et distincts (dans le dossier qui précède, Makram Abbès en offre un bel exemple à propos du mot jihâd). Elle constate des pluralités là où l’on voudrait voir de l’unicité. Ne s’imposent que des différences et des singularités. Ce sont elles qu’il faudrait avec prudence soumettre à la comparaison quand on confronte les sources et l’histoire du christianisme et de l’islam.

Mais ce n’est pas ce qui se passe aujourd’hui dans l’espace public, politique et médiatique, où l’on se moque de la recherche (au mieux on ne la connaît pas, au pire on la méprise). Après ce qui s’est passé récemment, il faut trouver des coupables, en finir avec la «  culture de l’excuse  » (Manuel Valls). «  L’islam  » tout court fait alors un très bon bouc émissaire. Il est, nonobstant la recherche, traité comme une entité anhistorique, immuable et unique, la même dans l’espace et le temps. On le compare globalement, comme un bloc de civilisation allant du Maghreb à l’Indonésie, et on le mesure à l’aune de nos critères modernes (droits de l’homme, démocratie…). Alors que la recherche – comme ce dossier le montre tout au long – ne rencontre que «  des  » islams multiples, éclatés, l’essentialisme comparatif, souvent appuyé sur la répétition des mêmes clichés, ne parle que de «  l’islam  » unitaire de partout, opposé à l’unique christianisme de toujours, bien sûr au détriment du premier et à l’avantage du second dans le contexte polémique actuel autour des attentats et de leurs motifs.

Lettre du Coran et lectures plurielles

L’essentialisme historique est particulièrement florissant. En l’occurrence, à cause de ses versets violents, le Coran, la Révélation coranique, est au premier rang des accusés. Dans sa lettre, le Coran est en effet de prime abord frontalement opposé à l’Évangile, qui est non violent en ce sens que Jésus ne prône aucune violence ni contrainte physique contre quiconque ; au contraire, dans une parole extrême (qu’on lui a reprochée), il va jusqu’à prêcher l’amour des ennemis (Matthieu 5, 44). Sa mort acceptée semble aussi désarmer la violence1. Le Coran, au contraire, renferme nombre de versets violents, qu’on rappelle avec complaisance. Ce faisant, on omet de dire que le Coran est un texte très contrasté, difficile à lire, «  à peu près incompréhensible  », «  allusif et désordonné2  », et qu’il comporte nombre de versets en sens inverse, pacifiques. On peut aussi le lire de multiples façons. À son sujet, Mohammad Ali Amir-Moezzi dit que ses lectures et ses perceptions ont été plurielles, en nombre presque infini durant plus d’un millénaire. «  À la limite, la lettre du Coran importe peu  » (ci-dessus, p. 40).

Elle importe seulement quand, dans les temps modernes, une secte née au xviiie siècle en Arabie, mais qui aura un immense succès au xxe siècle, prend le dessus dans une vaste partie de l’islam et lit le Coran exclusivement dans le sens d’un islam rigoriste, moraliste et légaliste, où le ritualisme, l’orthopraxie, l’obsession de la pureté et des tenues vestimentaires ont remplacé l’«  amour désintéressé de Dieu  ». Allah – un nom dont les occurrences sont infiniment plus nombreuses que celles du mot «  islam  » –, passe alors en quelque sorte au second plan, derrière la défense offensive de l’islam rigoriste. Dès lors, on n’est plus dans les origines et l’essence de l’islam éternel, mais dans le problème moderne de la résistance à la sécularisation. De ce point de vue, Makram Abbès (ci-dessus, p. 64) rejoint la sociologie des religions, qui insiste sur la modernité paradoxale des fondamentalismes, et sur l’idée que la menace de la sécularisation engendre des angoisses apocalyptiques et des tentations d’actes de résistance violents, de menaces en retour. On est donc devant un phénomène typiquement moderne, lié à des craintes de disparition, et les comparaisons devraient plutôt se faire avec le fondamentalisme chrétien millénariste et les sectes apocalyptiques récentes. Il y a certes bien plus d’actes violents commis par les fondamentalistes musulmans extrémistes que par des fondamentalistes chrétiens, surtout protestants (qui peuvent cependant recourir à une rhétorique très violente). Mais sans pratiquer ni compréhension ni excuse, on peut admettre que la violence prenne des visages différents selon qu’elle s’exerce dans une culture démocratique ou non. Ajoutons que, dans l’un et l’autre cas, les écarts d’intensité fondamentaliste sont forts et que la frontière entre fondamentalistes et non-fondamentalistes est difficile à tracer3.

En revanche, on peut être d’accord avec Bruno Aubert (ci-dessus, p. 76) : Al-Qaida et Daech sortent de l’épure. Bien que ce soient des «  phénomènes musulmans  », on est au-delà de toute explication par la tradition ; c’est un «  dévoiement  » absolu, un saut qualitatif dans la violence et une «  contrefaçon nihiliste  » de la religion musulmane, un phénomène pour lequel il faut trouver d’autres explications.

Division aux origines et retour du refoulé

Pas plus que les listes de versets violents du Coran sortis de tout contexte – c’est au fond une approche fondamentaliste inversée –, le déni de ces versets et l’affirmation que le Coran est un livre pacifique ne peuvent convaincre. Mais comme on vient de le dire, ce n’est pas la question essentielle, car on peut instrumentaliser le Coran dans tous les sens. Beaucoup plus frappant dans les articles de chercheurs qui précèdent, et particulièrement pertinent pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui : l’héritage des divisions aux origines, en particulier de la grande déchirure entre sunnites et chiites, bien plus que le rôle, surestimé, de la lettre du Coran et des hadith. Les écrits des origines sont moins décisifs ici que la mémoire non effacée, présente de façon latente, de la tragédie initiale, celle de la division au départ dans la religion de l’unité absolue de Dieu (comme le souligne Hamit Bozarslan, ci-dessus, p. 31). Un irréconcilié existe et subsiste, qui ne demande qu’à être réactivé en terre d’islam et au-delà et qui déstabilise tout l’existant (et d’abord l’équilibre ou le rapport de forces entre le sunnisme et le chiisme, entre l’islamisme et l’«  islam paradoxal  », voir le texte de Mathieu Terrier, ci-dessus, p. 53).

L’expansion de l’islam s’est en effet accomplie dans une conflictualité violente – interne et externe –, très éloignée du modèle relativement pacifique du christianisme primitif4. Après une longue période d’apaisement, qu’on pouvait croire définitif, un «  retour du refoulé  » violent semble s’imposer aujourd’hui irrésistiblement, en particulier depuis la révolution iranienne de 1979. Il frappe surtout le Proche-Orient, mais se répercute dans l’ensemble de la communauté (oumma) islamique. En laissant de côté le silence ou le «  peu de renseignements fiables sur la naissance de l’islam  » (la période prophétique de la révélation5), Hamit Bozarslan note «  une violence, tant physique que symbolique, inouïe  » (ci-dessus, p. 34). Force est de constater aujourd’hui le retour dans l’islamologie elle-même, pour expliquer la violence islamiste et aussi le «  climat de violence  » renaissant en régime d’islam, des thèses de Ibn Khaldûn sur l’islam, une «  religion née conquérante  », constamment remise en mouvement par l’assabiya, les tribus bédouines guerrières qui ne peuvent se satisfaire de la paix ou de la tranquillité de l’ordre dans les villes. Dans un livre récent au titre parlant6, Gabriel Martinez-Gros a ainsi tenté de montrer l’actualité de ces conceptions dans les fureurs islamistes de l’heure7. Rappelons, pour la comparaison, que le christianisme n’est devenu réellement politique qu’après quatre siècles, quand l’empereur Constantin s’est converti en 413, et encore ne s’est-il pas imposé, même à ce moment, par les armes et la contrainte physique (cela viendra plus tard).

D’autres interprétations de la violence islamiste restent dans l’actualité de nos sociétés modernes ou postmodernes. Dans Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman8, Fehti Benslama propose une interprétation psychanalytique de la violence des islamistes (le débarquement de Napoléon en Égypte en 1802 signifiant l’intrusion de la modernité occidentale conquérante, qui ranime une tradition rigoriste ancienne, celle d’Ibn Taymiyya). Dans son récent le Djihad et la Mort9, Olivier Roy se refuse à tout essentialisme historicisant et s’en tient aux raisons contemporaines de Daech et des djihadistes qui rejoignent l’État islamique (nihilisme des sociétés occidentales et situation politique du Proche-Orient). Cependant, si le califat est une mythologie inconsistante, une pure reconstruction destinée à s’effondrer, il est aussi repris comme une «  préfiguration  », pour reprendre le terme de Hans Blumenberg10 : «  Le mythe est une compensation opérée par un être de manque voire un être en manque, face à un néant de sens angoissant.  » Il y a certes un côté simpliste, presque comique, dans la «  préfiguration  » dont on croit qu’elle va se répéter : on le voit déjà avec l’«  imitation  » de l’habillement ou de la barbe censés être «  à la mode  » au temps du Prophète. Et en même temps, ce simplisme imaginaire, qui se passe de l’interprétation des textes, est extraordinairement efficace et dangereux. L’exemple type choisi par Blumenberg pour sa démonstration est parlant à cet égard : c’est Adolf Hitler.

Comme les autres croyants, les musulmans ne calquent pas à tout moment leur comportement et leurs convictions sur leurs Écritures, leur communauté et leurs traditions primitives. Ils ne se promènent pas avec un «  logiciel coranique  » dans la tête, qui leur donnerait les clefs de ce qu’ils ont à vivre. Comme les juifs et les chrétiens qui prient tel ou tel psaume très «  violent11  » sans vouloir le transposer littéralement dans leur vie, ils peuvent réciter le Coran sans qu’il leur vienne à l’idée des pensées meurtrières. La religion vécue, reçue et transmise par les pères (ou, encore plus en l’occurrence, par les mères), importe plus que les Écritures, mal connues par ailleurs. Du reste, l’histoire chrétienne montre assez que des Écritures prônant l’amour du prochain ne font pas toujours loi ultérieurement, loin de là. Il ne s’agit pas de nier la force de l’amour du prochain – central dans les Évangiles –, mais l’amour a besoin de sagesse et de discernement, sinon il s’égare12. Il n’a pas empêché, dans l’histoire, des guerres de religion sanglantes, considérées comme décisives pour le primat donné ensuite à la raison dans le gouvernement de la cité politique (le transfert de souveraineté des Églises aux États est réalisé concrètement lors du traité de Westphalie, en 1648). De surcroît, si Jésus est «  non violent  », s’il ne prône aucune violence physique contre ses adversaires, ses paroles sont plus d’une fois empreintes d’une incontestable véhémence contre ses adversaires juifs, «  pharisiens  » ou «  juifs en général  », et quand, dans l’histoire ultérieure, sa mort sera interprétée, en des temps d’angoisse collective, comme un meurtre de Dieu dû aux juifs de toutes les époques en tant que juifs, en tant que «  peuple déicide  », l’antijudaïsme chrétien en régime de chrétienté, obsédée elle aussi par l’«  unité  », deviendra criminel.

Bien plus qu’une inversion «  par essence  », c’est l’histoire qui semble inverser le parcours dans le monde de l’islam et du christianisme. Alors que le second désire aujourd’hui la conciliation extérieure avec le monde moderne et la réconciliation interne, entre chrétiens, en pratiquant activement l’œcuménisme13, le premier, tout en aspirant viscéralement, pour des raisons intrinsèques (le tawhid, l’unicité divine), à l’unité14, est engagé dans une résurgence violente, apparemment inexpiable, de la fitna entre sunnites et chiites, la guerre de religion apparue dès les origines.

  • 1.

    On n’entrera pas ici dans les questions exégétiques sur l’authenticité des paroles de Jésus et des récits évangéliques (s’ils sont de lui ou issus des communautés primitives).

  • 2.

    Adrien Candiard, dans son excellent petit livre Comprendre l’islam, ou plutôt : pourquoi on n’y comprend rien, Paris, Flammarion, coll. «  Champs actuel  », 2016, p. 25 -26 et p. 37-40.

  • 3.

    C’est pour cette raison que la proposition de Nathalie Kosciusko-Morizet (entre autres) d’interdire le salafisme n’a aucun sens : on ne voit pas où il commence et où il finit. Sur la continuité entre fondamentalistes et non-fondamentalistes dans le protestantisme et dans l’islam (et, au contraire, la rupture avec l’intégrisme dans le catholicisme et le judaïsme), voir mon livre la Loi de Dieu contre la liberté des hommes. Intégrismes et fondamentalismes, Paris, Seuil, 2003, p. 26 et 35. A. Candiard fait la même réflexion à propos de la différence, très relative, entre «  islam  » et «  islamisme  », Comprendre l’islam, op. cit., p. 37-40.

  • 4.

    «  Relativement pacifique  », mais les conflits ouverts ou latents de la communauté primitive, racontés notamment dans les Actes des Apôtres, restent «  domestiques  », sans mort d’hommes. Il en va de même, malgré la violence des mots, des scissions hérétiques des iie et iiie siècles.

  • 5.

    Mais le conflit est déjà violent lors de la mort du Prophète, quand se pose la question de son successeur ; voir Hela Ouardi, les Derniers Jours de Muhammad, Paris, Albin Michel, 2016, et Mohammad Ali Amir-Moezzi, le Coran silencieux et le Coran parlant, Paris, Cnrs Éditions, 2011, p. 27-61 (voir aussi Mathieu Terrier, ci-dessus, p. 53).

  • 6.

    Gabriel Martinez-Gros, Fascination du djihad. Fureurs islamistes et défaite de la pensée, Paris, Puf, 2016, p. 83 et 91 (en islam, «  le djihad est de tous les âges  »). Il réunit cependant pour les besoins de sa thèse des phénomènes très divers.

  • 7.

    Sur Ibn Khaldûn, voir aussi Hamit Bozarslan, «  Quand les sociétés s’effondrent. Perspectives khaldûniennes sur les conflits contemporains  », Esprit, «  Violences sans fin  », janvier 2016, p. 30-44.

  • 8.

    Fehti Benslama, Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, Paris, Seuil, 2016.

  • 9.

    Olivier Roy, le Djihad et la Mort, Paris, Seuil, 2016. Dans sa conclusion, il insiste lui aussi fortement sur la renaissance des conflits récents au Proche-Orient pour expliquer Daech.

  • 10.

    Hans Blumenberg, Préfiguration. Quand le mythe fait l’histoire, trad. de l’allemand par Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 2015 ; la citation vient de la présentation de Christian Sommer, «  Le mythe allemand  », dans Esprit, novembre 2016, p. 147-150.

  • 11.

    Voir par exemple le psaume 59, 12-16, «  Contre les impies  ».

  • 12.

    Si, au début de son pontificat en 2005, le pape Benoît a relancé le thème «  raison-foi  », c’était bien à cause de ce qu’il appelait les «  pathologies religieuses  » actuelles (les violences fondamentalistes). Puisqu’on fête en 2017 le cinq centième anniversaire de la Réforme, on peut aussi évoquer la haine virulente d’un Luther contre les juifs à la fin de sa vie.

  • 13.

    On parle ici des Églises et des représentants officiels des trois branches du christianisme (catholicisme, protestantisme, orthodoxie). Dans les courants fondamentalistes et identitaires, qui existent dans chacune, il peut en aller autrement.

  • 14.

    Voir A. Candiard, Comprendre l’islam, op. cit., p. 41.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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