Serge Moscovici La crainte du contact

(entretien avec Bernard Paillard)

Bernard Paillard : La peur est sans doute une émotion individuelle, mais elle est aussi collective. Elle se manifeste au sein des foules, et Von a peur des foules. Comment agit-elle dans ce cadre?

Serge Moscovici : La peur de la foule et la peur dans la foule sont deux choses assez différentes. La première ressortit à une réalité à la fois psychique et culturelle. A cause du nombre, on craint d'abord d'être dévoré. Ensuite, la proximité qu'implique la foule ravive la peur du rapprochement, du voisinage des corps, bref, l'interdit culturel du contact. Celui- ci est certainement le tabou le plus ancien, en deçà même de l'interdit de l'inceste. La peur de la foule est donc celle du contact qu'elle procure. Mais on la domine par l'expérience extraordinaire que l'on vit dans la foule. L'aspect dilatant, exaltant, extatique, de la foule dérive du sentiment d'avoir surmonté cette peur du contact et, peut-être finalement, d'avoir transgressé l'interdit de façon réussie. D'où le caractère orgiaque, démesuré, de la foule. C'est pourquoi la peur dans la foule est aussi la peur de perdre la foule.

Après s'être dilaté, avoir vécu à un certain niveau d'intensité, on doit avoir peur de se retrouver avec soi dans l'ordinaire, c'est-à-dire d'être abandonné, éjecté de ce corps immense, et de rester sans corps. Une foule éprouve la sensation de vivre un somatisme collectif. Nous avons tous une sorte d'envie d'exceptionnel, de démesure. Avec la perte de la foule, on se retrouve dans la mesure, dans la grisaille.

Bernard Paillard : II y a aussi des peurs plus sournoises, plus diffuses, qui traversent la société entière, qui remontent à sa surface comme des bulles d'archaïsme. Comment passe-t-on de ces peurs individuelles, que la psychologie et la psychiatrie étudient, aux craintes collectives dont nous parlent surtout les historiens ?

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