Henri Allan, Edgar Morin

Sélection, rejection

(Dialogue)

Edgar Morin : Je voudrais lancer la discussion sur deux points, sans vouloir, pour autant, la limiter à ceux-ci. Je me placerai tout d'abord du point de vue de nos systèmes mentaux d'intelligibilité (mettant entre parenthèses, pour le moment, aussi bien le fonctionnement du cerveau que les processus actifs du psychisme).

Pour comprendre le monde, nous disposons de systèmes d'intelligibilité qui permettent d'intégrer les données et les événements. Ces systèmes obéissent à un certain nombre de principes fondamentaux que l'on peut appeler paradigmes, ainsi qu'à des catégories, des opérations logiques. Ces systèmes sont des systèmes de rationalité (s'ils sont assez ouverts) ou de rationalisation (s'ils sont un peu trop fermés). Nos systèmes mentaux ont la capacité d'intégrer les événements qui nous arrivent dans la mesure où ces derniers peuvent entrer dans ces modes d'intelligibilité. Si un événement inintelligible survient, il stupéfie. Alors, ou bien le système mental s'efforce de se modifier pour l'intégrer, ou bien il anesthésie, étouffe et finalement rejette l'événement. Il y a donc un processus de sélection, lequel a pour contrepartie la rejection, qui aboutit à l'effacement, c'est-à-dire l'oubli.

A tous les niveaux de l'expérience humaine, sociale, politique, on rejette, très rapidement, ce qui ne « colle » pas avec la rationalité du système. Ainsi, par exemple, dans une scène de ménage, je pense : « c'est moi qui ai raison, c'est l'autre qui a tous les torts », et les propos de chacun n'ont pas, de ce point de vue, le même poids : si c'est moi qui dit « dégueulasse ! » à l'autre, cette parole m'a échappé dans la colère, ce n'est qu'un pur bruit, mais si l'autre me dit « salaud ! », alors cette parole devient hautement significative de malignité. On évacue ce qui ne convient pas au système, on sélectionne ce qui convient. Cela est vrai au plus haut point pour les systèmes idéolo-

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