Vieillissement des théories et théories du vieillissement

Entretien avec Edgar Morin *

N.B.-L. : Une théorie, c'est-à-dire un système d'idées, comme tout système, n'est-elle pas affectée par le temps et menacée par une entropie croissante ? Cela autoriserait- il à parler du vieillissement des théories ?

E.M. : Si l'on considère un système d'idées en tant que système, on peut effectivement penser qu'il ne saurait être voué à l'immortalité et qu'il tend à l'érosion et à la dégradation, c'est-à-dire qu'un certain nombre de concepts dont il est constitué perdront leur validité et leur pertinence. Son contexte culturel lui-même évoluant, les concepts les plus nucléaires à ce système d'idées, ceux qui en garantissent l'unité, peuvent eux-mêmes se trouver attaqués ; dès lors s'opère une désintégration de la théorie qui, de moins en moins adoptée, de plus en plus abandonnée, devient un reliquat historique intéressant seulement à titre rétrospectif les historiens des idées. Dans ce cas (seulement systémique), on peut parler d'usure, de désintégration, de ruine. Ces termes rendent inutile l'emploi du mot de vieillissement, qui peut être suggestif, évocateur, mais qui n'est pas pertinent si on le prend dans son sens originaire, c'est-à-dire concernant les systèmes vivants. Mais si l'on ajoute une dimension de plus, comme je le ferai, en considérant que les systèmes d'idées participent d'une certaine manière à la vie, ce que l'expression « la vie des idées » traduit de façon plus que métaphorique, peut-être alors peut-on parler de vieillissement. La question se pose en effet si les systèmes d'idées ont quelque vie, ce que je crois. Dans quel sens ont-ils une vie ? Un système est un ensemble qui retroagit sur ses parties constitutives ; cette rétroaction contribue à lui donner sa cohésion et c'est cette cohésion qui lui permet de résister aux agressions extérieures. Un système d'idées est aussi incontestablement un produit, celui des esprits humains qui, au sein d'une culture, l'élaborent, et, en ce sens, il est déterminé. Cependant, il y a un univers, une sphère des idées, laquelle a une relative autonomie dans la vie sociale, relative précisément parce que tout ce qui est autonome est aussi dépendant. Prenons l'exemple des systèmes de croyances religieuses où les idées prennent la forme anthropomorphe de dieux, ceux-ci acquièrent une existence relativement autonome ; ils donnent des ordres, ils exigent des offrandes, voire des sacrifices ; en échange, les fidèles leur demandent des bienfaits et des services. Bien entendu, l'autonomie des dieux est limitée par l'existence des fidèles ; si la communauté des seconds disparaît, les premiers cessent d'exister. Mais il est vrai aussi que les fidèles sont capables de mourir pour des dieux, et que nous sommes capables de mourir pour des idées.

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