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Fétichisme du prénom et choix d'objet incestueux - suite

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Fait partie d'un numéro thématique : Stratégies de reproduction-2
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84 Bernard Vernier

BERNARD VERNIER

FETICHISME DU PRENOM ET CHOIX D'OBJET INCESTUEUX suite

Nous avions, dans un article récent (1), formulé l'hypothèse selon laquelle la fréquence relative avec laquelle une catégorie donnée de personnes tend à se marier avec des conjoints portant le prénom de proches parents dépend de la structure des relations qu'elles entretiennent et notamment de l'importance des liens affectifs qui lient les premiers aux seconds. Les variations statistiques que nous présentons ici semblent confirmer la pertinence de cette hypothèse.

1- Les chances que les cadets ont d'épouser quelqu'un ayant le même prénom qu'un parent proche (mère ou sœur pour les hommes, frère pour les femmes) varient plus que celles des aînés en fonction de l'ordre de naissance du parent en question (tableau 1). Tout se passe comme si le

prestige des aînés était particulièrement fort auprès de ceux qui ne le sont pas ou comme si, selon l'observation de Marcel Proust, l'appartenance (ou l'accès) à l'élite pouvait donner les moyens d'échapper, en partie, à la fascination qu'elle exerce, dans certaines conditions, sur ceux qui en sont exclus.

2- Les tantes et les cousines germaines peuvent être, au même titre que. les sœurs ou les mères, l'objet de choix incestueux. Dans une société qui, comme nous l'avons montré ailleurs (2), donne une importance

1-B. Vernier, Stratégies matrimoniales et choix d'objet incestueux, Actes de la recherche en sciences sociales, 57-58, juin 1985, pp. 3-27.

2— B. Vernier, La circulation des biens, de la main-d'œuvre et des prénoms à Karpathos : du bon usage des parents et de la parenté, Actes de la recherche en sciences sociales, 31, 1980, pp. 63-87.

privilégiée à la famille maternelle, on devrait trouver que les hommes épousent plus souvent des femmes ayant le prénom de tantes ou de cousines mátrilatérales que patrila- térales. C'est ce que confirme, pour chaque ordre de naissance pris séparément, le tableau 2, à une exception près que nous essaierons d'expliquer plus loin, celle des tantes cadettes (3).

3- Les choix d'objet incestueux sont d'autant plus influencés par l'ordre de naissance du parent concerné qu'on a une expérience plus directe de son statut social et des rapports sociaux qu'il implique concrètement. C'est ainsi (tableaux 1 et 2) que la fréquence de ces choix varie relativement plus fortement en fonction de l'ordre de naissance de ce parent quand ce dernier est une sœur ou une tante que lorsqu'il s'agit d'une cousine. Si pourtant les choix qui se portent sur la mère semblent faire exception c'est probablement que son ordre de naissance pèse de peu de poids face à l'importance du rôle qu'elle joue, de toute façon, dans la famille (4).

4- On peut trouver une confirmation de ce qui a été dit précédemment dans le fait que, pour les cousines comme pour les tantes, la fréquence des choix d'objet incestueux varie davantage en fonction de leur ordre de naissance quand elles sont matrilaterales et que pour cette raison on les connaît mieux, que lorsqu'elles sont patrilatérales. Ainsi se trouverait peut-être expliquée une exception mentionnée plus haut. En effet, en règle générale, les choix d'objet

3— Au mariage, le nouveau couple s'installe dans la maison de la femme. Cette maison est constamment envahie par les parents féminins de celle-ci (mère, sœurs, tantes) et l'homme doit s'adapter à cette situation. Il est de ce fait plus intégré à la famille de sa femme que celle-ci ne l'est à celle de son mari. C'est ce que montrent bien les vers ci-dessous chantés par une mère qui vient d'amener son fils au seuil de la maison de sa future femme : «Ouvrez votre porte mes très chers alliés / on vous apporte l'enfant qui est le premier d'Aperi. / II est le premier au village et dans toute l'île / on vous en fait cadeau avec tout notre cœur. / J'apporte mon fils qui est médecin / pour qu'il devienne votre gendre / et qu'il brille chez vous comme il brillait chez moi / (...) Mettez mon fils chez vous et arrosez-le bien / pour qu'il embaume et vous donne beaucoup de joie.» Au passage on peut noter à quel point semble ici inadéquat le modèle lévi- straussien de la circulation des femmes.

4-L'influence de l'ordre de naissance de la mère doit dépendre également du contraste ou de la similitude qu'il présente avec celui du père.

incestueux impliquent plus souvent des parents matrilatéraux, à l'exception remarquable des tantes cadettes matrilaterales. C'est qu'on connaît trop bien leur bas statut à l'intérieur de la famille.

Au total, il semble que l'utilisation du concept freudien de choix d'objet incestueux ait permis de pousser plus loin l'analyse du fonctionnement d'un marché matrimonial particulier, en montrant ce qu'il doit à l'économie des échanges affectifs intrafamiliaux. On peut cependant observer que la psychanalyse paraît tenir pour peu le fait que ces choix d'objet sont, comme on a essayé de le montrer plus haut, fortement déterminés par la structure des rapports familiaux propre à une société donnée. La sociologie, parce qu'elle se pose des questions que ne se pose pas la psychanalyse, au moins avec la même intensité, et aussi parce qu'elle s'arme de la statistique qui représente un instrument de rupture particulièrement efficace, semble pouvoir aller au-delà de l'affirmation selon laquelle dans le choix d'objet incestueux «on aime la femme qui nourrit, l'homme qui, protège et les lignées des personnes substitutives qui en partent». A Karpathos par exemple on peut «aimer» quelqu'un qui est plus jeune et non plus âgé que soi, celui qu'on protège au moins autant que celui qui nous protège. Quelqu'un en tout cas qui n'est pas un simple substitut du père et de la mère.

On peut se demander ce que gagne la psychanalyse, en dehors d'une partie de son charme, à ne pas chercher à mettre à l'épreuve des hypothèses qui, comme celle de Freud sur le fétichisme du prénom dans le choix d'objet incestueux, sont statistiquement vérifiables.